vendredi 4 juin 2021

Savoir ou ne pas savoir

du sachant au savant 

Excellente question posée par Laurent Maruani, Professeur émérite, directeur du Mastère "Direction Commerciale, Marketing et Stratégie Digitale" à HEC Paris : « L’I.A. confisque-t-elle le savoir ou donne-t-elle le signal de départ de la ruée vers le digital à l’instar de la ruée vers l’or qui a enrichi les vendeurs de pelles et les foreurs de pétrole et non les chercheurs d’or ? » (MARUANI, Laurent. L’intelligence artificielle : savoir confisquer le savoir ? XerfiCanal, 01/06/2021).

Savoir ou ne pas savoir, telle est la question, nous dit-il, en remerciant l’IA de nous ramener à cette question essentielle. Pour y répondre, il recommande un audit de ce qui a été entrepris dans les firmes en matière de digital et d’IA. En partant du dogme « il faut innover par le digital » nous dit-il, la ruée vers le digital s’engage sans but et sans stratégie autre que l’innovation pour rester dans une course à la modernité.

En réalité, ce n’est pas seulement l’IA qui nous ramène à cette question, mais bien un ensemble de trois arbitrages que décrit fort bien Maruani, ceux du philosophe, de l’économiste et de l’Intelligence Artificielle. Ces trois arbitrages procèdent de trois grandes questions, que j’énoncerais pour ma part un peu différemment en me référant à la science aristotélicienne (epistémè), en inversant l’ordre des deux dernières :

-      la question du philosophe bien-sûr (être ou ne pas être), qui est ontologique, philosophie première d’Aristote relevant de la science théorique (theôría), ou métaphysique générale des médiévaux ;

-       la question de l’IA ensuite (savoir ou ne pas savoir), qui est celle de la méthode, relevant de la science pratique (prâxis), politique et éthique ou encore, stratégique ;

-       et la question de l’économiste enfin (avoir ou ne pas avoir), qui est celle de la technique, relevant de la science productive (poïèsis).

Ce n’est pas seulement l’arrivée du digital ou de l’IA qui fait que le sachant n’est plus celui qui sait mais celui qui sait où ça se trouve. C’est le résultat d’un lent processus initié il y a cinq ou six millénaires avec l’apparition de l’écriture, puis très largement renforcé plus tard par l’arrivée de l’imprimerie il y a cinq ou six siècles. Avant la révolution digitale et la vulgarisation de l'ordinateur, le bon diplômé était, dans une certaine mesure, celui qui sachant qu'il ne pouvait pas tout savoir, savait où (dans quel document) trouver ce qu'il ne savait pas. La transformation digitale, dont les vendeurs de pelles nous rebattent les oreilles sur le mode « ruée vers l’or », doit pouvoir, comme nous le suggère Maruani, contribuer avec l’IA de façon exceptionnelle à la redistribution de la carte des aptitudes humaines, en allant, à l’opposé du conformisme des discours ambiants, chercher l’appétence à la discussion et à la théorisation.

Dans ce nouveau monde qu’il nous faut bien envisager avec l’IA et un environnement digital dans lequel nous sommes désormais tous immergés, le sachant ne pourra plus se contenter de savoir ou de savoir dans quel document () ça se trouve, mais devra plutôt savoir chercher (où et comment). Il doit désormais se transformer en chercheur et passer ainsi du statut de sachant à celui de savant. Les diplômes devront ainsi sanctionner plus l’appétence à la discussion et les capacités de théorisation que le seul savoir. Dès le XVIème siècle, avec les premiers progrès de l’imprimerie, Montaigne avait déjà perçu cette lente évolution : « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine ».

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