Une nouvelle grammaire cybernétique au service de la politique
(Tribune K2 du 25/10/2021)
Avant de devenir cette technique moderne de fabrication de robots tenant compte à chaque instant des résultats, à la différence des automates traditionnels dont le programme était fixé une bonne fois pour toutes, la cybernétique traitait de l'art de gouverner. La maîtrise, à l’échelle de la Cité, de ce nouvel espace cybernétique dominé par l’information qui envahit nos sociétés modernes et se réfère à l’art de gouverner, ne peut pas, à l’évidence, se passer de ce grand système d’information à vocation universelle évoqué dans deux tribunes précédentes(1). Celui-ci repose nécessairement sur l’adoption par tous d’un langage commun, mais aussi et surtout d’une nouvelle grammaire associée redonnant au verbe politique toute sa force.
Le sujet (individu, personne physique ou morale) y porte l’action exprimée par le verbe, sur un objet (le collectif) dont le traitement lui est confié par une autorité souveraine qui lui accorde sa confiance et devant laquelle il est responsable. Il est donc subordonné à une autorité qui donne tout son sens à la phrase politique en lui indiquant une cause dont Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, nous a rappelé qu’elle était au cœur du travail de la raison dans la construction du savoir(2).
Savoir, en effet, c’est savoir la cause, nous dit Aristote. La raison ne se situe pas à l’origine de l’action, comme le désir qui l’enclenche et la volonté qui l’anime, mais en constitue une sorte de légitimation qui la motive ou la cause, en en désignant l’objectif et en lui donnant ainsi tout son sens. C’est en quelque sorte, une objectivité qui légitime la subjectivité inhérente à toute action, et fonde le savoir.
La raison, l’esprit ou la pensée, c’est le noos grec qui plonge ses racines dans l’antiquité, notamment chez Platon puis Aristote. Théorisé beaucoup plus tard par Teilhard de Chardin, avec l’idée de noosphère s’élevant au-dessus de la biosphère, puis encore plus récemment et dans un tout autre domaine, au tournant du millénaire, par le Pentagone américain, avec le concept de noopolitique(3) se plaçant au-dessus de la géopolitique, le noos est en effet une émanation de l’unité ou de l’individu, embrassant dans un même regard information, savoir et connaissance, unis par la pensée, l’esprit ou la raison. C’est l’épicentre de cette révolution de l’information dont le terrain de jeu est cet espace cybernétique soumis à d’incessantes innovations technologiques auxquelles il semble désormais nécessaire d’apporter une dimension méthodologique pour rétablir ce lien si essentiel entre le nombre et l’unité ou entre le collectif et l’individu.
Dans l’ordre républicain, on a vu(4) que le collectif, ou le nombre, était un objet de l’action publique menée par chaque individu, agent, unité, ou personne morale qui est quant à lui un sujet, mais reste néanmoins, en tant que tel, soumis à l’autorité souveraine du groupe. C’était, à l’origine, l’esprit de notre 5ème République, qui considérait le sujet dans les deux acceptions du terme, celle de la grammaire indiquant celui qui fait l’action publique, mais aussi celle de la politique indiquant celui qui se soumet à l’autorité souveraine du peuple, dont l’État devrait être la marque intangible, et son chef, sorte de monarque républicain élu au suffrage universel, le serviteur loyal.
Dans une telle approche spécifiquement républicaine, l’État représentant la Chose publique (Res publica), est le lieu où se réalise cette alliance si fragile mais tellement vitale pour la démocratie, entre la confiance collective des individus, les citoyens, sujets de la République, et la responsabilité individuelle de tous, simples citoyens ou gouvernants, sujets également de l’État souverain (la République) qui leur délègue son autorité sur le collectif pour que règne l’Intérêt Général. Les citoyens comme les gouvernements et les administrations y sont à la fois sujets de l’État souverain (la Chose publique) au service de l’Intérêt Général, et sujets au sens de la grammaire, personnes physiques ou morales, individus ou groupes d’individus constitués en unités, qui portent leur action sur le collectif objet d’Intérêt Général et en assument individuellement la responsabilité.
Le nombre est donc un objet d’intérêt général. Il est certes prioritaire, mais n’en reste pas moins un simple objet de calcul, dépourvu de personnalité et, d’une certaine manière, virtuel, en ce sens qu’il n’agit pas directement sur le réel. C’est un collectif, soit un nombre d’unités, une addition d’individus ou une simple population qui n’est pas « une et indivisible », mais discontinue et morcelable à loisir. Ce n’est pas un ensemble d’individus unis par le sang ou par le sol et par une communauté de destin susceptible de faire l’unité du groupe, comme la cité antique ou la nation moderne, soit un sujet politique, un peuple, ou plus largement encore, dans ce village planétaire qui est déjà la marque d’une ère post-moderne en gestation, la communauté internationale, soit tout simplement l’humanité.
Cette distinction entre objet virtuel et sujet effectif est capitale en politique. D’un côté, un nombre, un collectif, une addition d’individus ou une population, soit un objet d’intérêt général sur lequel porte l’action politique qu’il oriente en lui donnant sens, de l’autre, l’unité, le groupe d’individus, la nation ou le peuple, soit un sujet politique qui porte cette action dans le sens de l’intérêt général. À la différence de cet objet, entité discontinue ou dénombrable, qui est associé à un traitement de nature numérique, le sujet (unité ou individu), personne ou entité indivisible qu’elle soit physique ou morale, est associé à un conditionnement (une mise en forme ou information) de nature analogique. L’individu ou l’unité pense, imagine et dialogue, tandis que le collectif ou le nombre se compte ou se calcule.
La Chose publique quant à elle, comme le collectif, est dépourvue de personnalité, ce qui la distingue d’un sujet. Elle n’est pas non plus un objet ordinaire au regard de l’action, qui n’est objet que pour un sujet faisant l’action auquel il est soumis. L’étymologie du mot chose le rattache à la cause qui, dans un latin populaire de la fin de l’empire romain, était le sens donné à res. Devenant publique, elle est cette Cause souveraine élevée au rang de Valeur, garante de l’Intérêt Général. Elle est associée à la raison, on l’a vu(5), légitimant ainsi l’action exercée par le sujet sur l’objet d’Intérêt Général, en lui donnant tout son sens.
Cette "chose" publique (res), que le latin populaire a confondu avec la "cause" (causa) se situe au cœur du travail de la raison. L’action du sujet y est en effet orientée par la Raison, Cause publique qui est Intérêt Général et donne tout son sens à la phrase politique. L’objet qui est collectif en est le complément républicain. Il est confié au sujet par cette Cause publique qui est souveraine. Celui-ci y exerce par délégation, son autorité en toute responsabilité individuelle sanctionnée par la satisfaction de l’Intérêt Général qui conditionne la confiance collective.
Dans cet espace cybernétique qui est un immense champ d’innovation en toutes matières, terrain de jeu de notre nouvelle société dite de l’information, la chose publique est malheureusement considérée aujourd’hui comme un simple objet collectif. Elle semble évoluer tel un bateau ivre, objet virtuel lancé pleins gaz, réservoirs bourrés de nombres et d’algorithmes pour les traiter, dans des moteurs dotés de toute la puissance du collectif, mais sans équipage et sans pilote à bord, c’est-à-dire, sans sujets accordant collectivement leur confiance à une autorité reconnue et individuellement responsable, pour lui fixer un cap et le tenir.
Cette alliance fragile entre confiance collective et responsabilité individuelle, qui relie le nombre à l’unité, nécessite en effet l’établissement d’un dialogue permanent et fluide entre le peuple (une population, le collectif ou le nombre réunis dans la cité), et chaque citoyen (individu ou unité), personne physique (l’administré) ou personne morale (l’administration). Le premier est un objet virtuel de l’action publique ciblant l’intérêt général, tandis que le second est un sujet, acteur public, soumis à l’autorité souveraine du peuple, la Chose publique ou l’État souverain. Ce dialogue, on l’a déjà évoqué(6), peut être conçu à l’échelle de la Cité, à l’image du fonctionnement solitaire de notre mémoire, qui utilise le nombre du calcul au service de nos actions réflexes aussi bien que l’unité de la pensée au service de nos actions réfléchies.
(1) Le nombre et l’unité dans l’ordre républicain. Tribune, Cercle K2, 06/04/2021 et, La relation entre collectif et individu dans une société de l’information en gestation. Tribune, Cercle K2, 22/09/2021.
(2) La relation entre collectif et individu dans une société de l’information en gestation. Op. cit.
(3) Enoncé à la fin du siècle précédent par John Arquilla et David Ronfeldt de la RAND Corporation, organe de recherche et de développement du complexe militaro-industriel américain, le concept de noopolitik s’assimilait à une politique nationale du savoir ou à un art du contrôle du savoir et des données à des fins de prévention, soit à une politique de renseignement.
(4) Le nombre et l’unité dans l’ordre républicain. Op. cit. et, La relation entre collectif et individu dans une société de l’information en gestation. Op. cit.
(5) La relation entre collectif et individu dans une société de l’information en gestation. Op. cit.
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