Essai en cours

De l'éthique à la politique en passant par la science

Essai de philosophie politique appliquée 

(premières pages)

 

La meilleure façon de servir la République est de redonner force et tenue au langage (Francis Ponge)[1].

Lorsqu’on interrogeait Confucius sur la première qualité que devait posséder un ministre, il répondait : « Bien connaître le sens des mots » (Maurice Druon)[2].

Une définition de mots est indispensable (…), pour le commencement de toute étude, au seuil de toute science ... (Charles Péguy)

la langue française, remarquablement adaptée par sa clarté et sa précision à l’expression de la science, … (Charles de Gaulle)

Avant-Propos

Cet essai a pour objet l’esquisse d’une philosophie politique appliquée aux impacts de la révolution numérique en cours, sur l'organisation de la société des hommes, au gré des bouleversements civilisationnels que les progrès de l’électronique et des réseaux informatiques portent en germe. Ma réflexion s’est appuyée sur l'avancement de mes travaux en sciences de l'information et de la communication et de leurs applications à la vie de la cité.

Après une longue introduction destinée à situer le contexte, cet essai est construit comme une sorte de glossaire appelé à fixer quelques concepts indispensables au fonctionnement de nos sociétés modernes. Les différentes entrées de ce lexique insolite suivent le fil de mon propos, réparties sur trois chapitres traitant successivement, de l’individu, du collectif puis de la collectivité. Ces mots, ainsi calés sur des bases conceptuelles solides, permettront de dégager quelques idées neuves susceptibles de contribuer à un développement harmonieux de nos sociétés hyperconnectées. Dans un monde dangereux transformé en village global, toujours tiraillé par différentes tentations impériales concurrentes et idéologiquement opposées, une grande reconfiguration géopolitique est en effet à l’œuvre sous nos yeux parfois décontenancés. Cette grande réorganisation du monde nous impose désormais de veiller à maintenir une coexistence pacifique entre États-nations de cultures et de tailles très différentes, conçus dans leur ensemble sur le modèle occidental de la cité antique. Elle doit pouvoir s’appuyer pour cela, au moins en occident, sur un vocabulaire politique hérité de la civilisation gréco-romaine dont nous sommes les descendants .

Les acceptions de ce vocabulaire doivent aujourd’hui pouvoir s’adapter aux bouleversements attendus de l’invention des réseaux numériques, en s’appuyant sur les progrès de l’informatique et le développement des sciences de l'information et de la communication, comme elles se sont adaptées naguère aux changements civilisationnels liés aux évolutions précédentes des supports de l'information en s’appuyant sur les progrès de l’imprimerie et le développement des sciences humaines.


introduction

une éthique allant de l’individu au collectif grâce à la connaissance de l’autre

La paix universelle se réalisera un jour, non parce que les hommes deviendront meilleurs (il n’est pas permis de l’espérer), mais parce qu’un nouvel ordre de choses, une science nouvelle, de nouvelles nécessités économiques leur imposeront l’état pacifique, comme autrefois les conditions mêmes de leur existence les plaçaient et les maintenaient dans l’état de guerre. (Anatole France)[3].

Et si d’aventure, Anatole France avait raison ? Nul doute alors qu’il conviendrait de s’intéresser dès aujourd’hui à l’émergence de cette science nouvelle peut-être déjà en gestation.

Cette prophétie, émise par l’auteur de Sur la pierre blanche au tout début du siècle dernier, peut nous sembler aujourd’hui quelque peu utopiste, après deux guerres mondiales, l’effondrement de l’Union soviétique et l’apparition d’une nouvelle forme de guerre froide que l’on pensait à jamais révolue. Elle mérite néanmoins une attention toute particulière, à l’aube de ce nouveau millénaire dans lequel nous avançons en terra incognita. Sachant bien que l’avenir ne se prédit pas mais se prépare, il n’est pas interdit d’anticiper en mettant en œuvre dès à présent tout ce qui est en notre pouvoir, pour que cette belle prophétie puisse avoir au moins une toute petite chance de se réaliser un jour, après quelques millénaires marqués par le fracas des armes. En effet, un nouvel ordre des choses se met en place très progressivement sans que nous puissions en avoir une conscience bien précise, même si un changement profond de l’ordre du monde s’accomplit aujourd’hui sous nos yeux de manière assez spectaculaire avec la défection récente de l’allié américain dans l’affrontement du camp occidental avec la Russie. Les nouvelles nécessités économiques qui l’accompagnent, même si l’état pacifique qu’elles pourraient imposer semble bien incertain, conduiront sans doute à l’invention d’une science nouvelle dont il peut être utile de chercher à discerner les contours dès à présent pour en cerner les contenus et se donner les moyens d’en acquérir au plus tôt une certaine maîtrise.

Sans qu’il ne soit encore possible de se faire une idée très précise de la forme exacte que prendront les disciplines constituant ce nouveau corpus, on peut déjà présager que celui-ci se tiendra à cheval entre les sciences de l’ingénieur et les sciences sociales ou politiques, à la frontière des sciences exactes avec les sciences humaines. On peut en effet dès à présent constater que l’électronique et les réseaux informatiques ont conduit à l’avènement d’une nouvelle société dite « numérique », et noter que cette véritable révolution à peine enclenchée, est encore très loin d’avoir montré toute l’étendue des bouleversements qu’elle porte en germe. Qu’ils soient cognitifs, culturels, politiques ou sociaux, voire civilisationnels, ces changements suscitant un nouvel ordre des choses, sont tous liés à l’information et à son exploitation collective. Le cyberespace qui est le terrain de jeu de cette nouvelle société nous donne chaque jour un peu plus la mesure des changements à l’œuvre. « Dans quel espace vivons-nous actuellement ? » s’interrogeait en 2007 le philosophe et historien des sciences Michel Serres. « Nous avons changé d’espace », or « changer d’espace signifie changer de droit et de politique »[4]. Les formidables progrès des technologies de l’information qui bouleversent aujourd’hui nos espaces de communication, ont en effet des prolongements proprement politiques dont l’ampleur mérite que l’on s’y intéresse de plus près. Après le passage de l'oral à l'écrit, puis de l'écrit à l'imprimé, celui de l’imprimé à l’écran marque la troisième grande manifestation de ces révolutions du signe qui, provoquent de véritables bouleversements civilisationnels liés aux progrès des technologies de l’information.

Des tablettes d’argile aux tablettes tactiles, les sauts technologiques touchant les supports de l’information ont en effet été à l’origine de toutes les grandes mutations des civilisations qui ont marqué l’histoire de l’humanité. L’État fondé sur un droit écrit stable, la monnaie, la géométrie, les grandes religions monothéistes, sont apparues avec l’arrivée de l’écriture. Le capitalisme, la science expérimentale moderne, la réforme luthérienne, les démocraties modernes sont nées avec l’invention de l’imprimerie. La mondialisation actuelle enfin est née avec l’invention des télécommunications (électronique et réseaux informatiques). Les répercussions culturelles à en attendre sont considérables et touchent en premier lieu la politique, en donnant au simple citoyen le pouvoir de débattre sur un pied d'égalité avec les "sachants" détenteurs de l’autorité. Malgré les risques non négligeables d’effets pervers, ces répercussions pourraient ainsi permettre, d'envisager une revivification de la démocratie dans le monde globalisé qui s’impose à nous chaque jour un peu plus, à condition que ce véritable « changement dans les dispositions fondamentales du savoir » ne conduise pas à ce « que l’homme s’efface, comme à la limite de la mer un visage de sable »[5].

Dans un monde qui se transformerait peu à peu en « espace diversitaire, celui de l’individu global, de la société liquide et de l’homme de sable »[6], comme certains le craignent, ce risque n’est peut-être pas, en effet, totalement écarté. Même si le reste du monde ne semble pas s’inscrire dans une telle perspective, et encore moins depuis l’arrivée de ce « nouveau shérif dans la ville » que le peuple américain a porté au pouvoir dans le bureau ovale, le risque demeure entier, en particulier dans nos sociétés européennes.

 

de l’individu au collectif…

Dans le monde d’Aristote, prolongé par Thomas d’Aquin, la société était faite de liens correspondant à des hiérarchies acceptées par la communauté au sein de laquelle les différences se complétaient. Dans le monde de Machiavel, de Hobbes et de bien d’autres encore, depuis l’invention de l’imprimerie jusqu’à nos jours, après que « tout protestant fut pape, une Bible à la main »[7], la différence est devenue inégalité et l’égalité, un idéal absolu impossible à atteindre, masquant le dessein plus réaliste d’une équité raisonnable.

L’ordre hiérarchique de l'autorité a dès lors cédé la place à l’ordre égalitaire du consensus qui s’est peu à peu imposé dans des démocraties dont l’inclination démagogique est parfois préoccupante. En effet, quand le consensus censé se substituer à la contrainte hiérarchique, s’acquiert par la séduction qui remplace alors l'autorité par l’emprise morale et intellectuelle d’une élite s’emparant du pouvoir, l’idéal égalitaire sombre dans une parodie de démocratie dont le peuple ne peut sortir que par une lutte incessante pour une égalité impossible. Seul un État fort et souverain peut empêcher, de voir cette lutte dégénérer en guerre permanente. Faute d’une hiérarchie légitime, juste et équitable qui fait autorité en ordonnant les rapports des uns avec les autres de manière acceptable et profitable à tous, il y a toujours une domination à combattre. Les conflits se multiplient alors, dégénérant en guerres civiles à l’intérieur des frontières, ou patriotiques à l’extérieur.

Avec l’invention des télécommunications modernes, les extraordinaires progrès envisagés en matière de diffusion et de partage de l’information ou des connaissances, ne peuvent pas se limiter aux seules technologies informatiques de traitement des données dans un univers réduit au calcul. Ils doivent impérativement s’étendre aux méthodes d’exploitation des connaissances et d’élaboration des savoirs, dans un monde faisant plutôt la part belle à une pensée collégiale et à l’action collective. qu’elle sert. Seule une maîtrise complète du cycle de l’information, allant du recueil des données à la diffusion des savoirs, en passant par l’acquisition des connaissances, peut donner à l’État le pouvoir d’imposer sa souveraineté pleine et entière, à l’intérieur comme à l’extérieur. C’est en effet, grâce à cette maîtrise intelligente de l’information que son autorité pourra être pleinement reconnue et s’imposer sans autre violence qu’un recours à la force strictement encadré par le droit émanant de la seule volonté des peuples souverains. L’ordre égalitaire du consensus doit ainsi désormais pouvoir se combiner avec l’ordre hiérarchique de l'autorité, pour donner naissance à un ordre équitable de la raison.

Les différences pourront y être acceptées parce que chacun y sera persuadé de sa complémentarité au sein d’une hiérarchie légitime, qui transcende les individus. Chacun pourra agir au sein de cette hiérarchie, en toute connaissance de cause, dans une sorte de raison partagée érigée en cause commune, qui permettra au collectif de se hisser au rang de société. La transcendance de cette cause commune, dont procède une hiérarchie librement consentie, l’incitera à y exercer son libre arbitre, en toute responsabilité, avec toute l’intelligence politique qu’un enseignement de qualité lui aura auparavant permis d’acquérir.

La politique doit être à la Cité ou au collectif, ce que l’éthique est à l’individu, soit un ensemble réfléchi et hiérarchisé de ses intérêts, fait de connaissances et de choix. Une connaissance avisée de son environnement est l’élément clé de toute activité éthique aussi bien que politique. Elle est la matière première d’une conscience aiguë de l’autre destinée à en comprendre les différences pour anticiper les affrontements qui peuvent en résulter. Elle permet ainsi de guider les décisions vers la satisfaction des intérêts propres de chacun en matière d’éthique, ou de ceux de la communauté, soit l’intérêt général, en matière de politique.

… en passant par la connaissance …

Entre science et conscience, l’étymologie nous suggère cette idée de mise en commun qui transforme des données combinées entre elles pour en faire des connaissances dans nos mémoires individuelles, soit une science élémentaire au sens premier du mot (du latin scientia, "connaissance"). Mais elle nous incite aussi à étendre ce partage à la communauté qui est indéniablement le vaste champ d’application de la science comme de la politique. S’il est vrai que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », comme l’observait jadis Rabelais, le fil qui conduit de l’une à l’autre est sans aucun doute une affaire de sens. De la science à la conscience, il est en effet un lien fort qui unit dans la mémoire nos cinq sens au sens commun, orientant ainsi l’éthique individuelle et l’action juste qui en procède.

Mais cette conscience aiguë de l’autre, qui transforme des données observées en connaissances acquises dans nos mémoires individuelles, à des fins éthiques, peut aussi s’étendre au partage de l’information dans une mémoire collective, à des fins politiques. C’est elle qui permet de comprendre les agissements de tous les autres sujets auxquels la collectivité est confrontée, qu’ils soient individuels ou collectifs, en-deçà ou au-delà des frontières. C’est elle encore, cette conscience de l’autre, qui permet de contrer ces agissements, et de les combattre lorsqu’ils entrent en concurrence ou en conflit avec l’intérêt général, qui est celui de la communauté internationale avant d’être celui de la nation, celui de la nation avant celui de toute autre communauté socioprofessionnelle ou familiale, ou celui de la communauté avant celui de l’individu. Cet ensemble « réfléchi » de connaissances à propos de l’autre permet d’en comprendre les différences, d’anticiper les conflits qui peuvent en résulter, et de guider les décisions dans le sens de l’intérêt général ainsi « hiérarchisé ».

Cette compréhension est la base incontournable de tout échange, de toute relation, de toute association ou de toute négociation à l’échelle collective, nationale ou internationale de la Cité, qui est celle de la politique, comme à l’échelle individuelle, dans un contexte familial, associatif, professionnel ou citoyen, qui est celle de l’éthique. De même que l’éthique s’applique à un individu, la politique s’applique à un État considéré comme une personne morale une et indivisible, soit un sujet, un individu libre et responsable ou une entité politique souveraine. Pour garantir cette compréhension mutuelle, la politique doit pouvoir s’appuyer sur les Lumières d’une intelligence collective conçue à l’image de nos intelligences individuelles qui transforment des données en connaissances puis en savoirs dans nos mémoires implicites puis explicites. Mais cette intelligence collective doit toutefois être soumise à l’intérêt général, alors même que nos intelligences individuelles sont assez naturellement guidées par des intérêts particuliers. Heureusement, ces derniers sont, la plupart du temps, tout aussi naturellement, fortement tempérés dans nos mémoires par une éthique personnelle qui impose de compter avec l’autre. Dès lors, même si l’intelligence individuelle prédispose à ne jamais compter que sur soi-même, chacun est bien forcé naturellement de toujours compter avec autrui, cet autre pour lequel il faut bien chercher à compter, comme nous y engage le sens commun, par simple intérêt individuel bien compris autant que par civilité bien ordonnée.

Qu’elle soit individuelle ou collective, l’intelligence doit ainsi pouvoir s’appuyer sur une connaissance éclairée de tous les sujets, entités[8] ou agents qui l’entourent et interagissent avec elle, afin d’en comprendre les motivations. C’est ainsi et seulement ainsi qu’elle peut anticiper les effets de leurs actions ou réactions, les soutenir lorsqu’elles vont dans le sens de l’intérêt général et s’en défendre lorsqu’elles lui sont contraires. C’est sur la connaissance de l’autre avec lequel il faut bien compter, que l’éthique impose de compter à l’échelle individuelle, comme la politique à l’échelle de la Cité doit pouvoir compter sur la connaissance de toutes les autres entités collectives[9] de son entourage, à l’intérieur comme à l’extérieur, avec lesquelles elle doit nécessairement compter. La connaissance est bien au cœur de la politique comme elle est au cœur de l’éthique dont elle est une sorte de matière première. On la dira scientifique lorsqu’elle s’applique à une communauté, et qu’elle est ainsi collectivement reconnue ou admise pour acquérir le statut de Savoir avec un grand "S", sous-entendu "universel" parce qu’individuellement partagé.

… et la science politique

La politique devient dès lors une science s’appuyant sur la raison et la dialectique, qui permet des choix dont la nature nécessairement collégiale impose le recours à une discipline rigoureuse.

Aristote associait la nature politique de l'homme à sa nature raisonnable : « l'homme est un "animal politique"[10] », mais c’est aussi un "animal raisonnable", en grec zôon logikon qui signifie "animal doué de logos", c'est-à-dire, aussi bien, "doué de parole" que "doué de raison". Si les Grecs ont inventé la démocratie, ils ont surtout en effet inventé la politique, soit la contribution de l’homme à la vie de la cité (polis) et à sa destinée par le libre exercice de la parole et de la raison. La démocratie ou la politeía (πολιτεία) chez Aristote, met le logos ou la parole au premier plan, contrairement aux tyrannies qui s’exercent dans le silence de la peur. Mais les Grecs ont aussi inventé les mathématiques en poussant la spéculation (étude, recherche ou pensée), soit l’abstraction théorique, bien au-delà de la pratique tâtonnante et empirique du calcul et de la géométrie réalisée par les Babyloniens et les Égyptiens. L'aventure de la recherche scientifique (mathématique, astronomique, physique...) chez les Grecs est indissociable de l’invention de la Cité, de l’État, ou de cette démocratie politique (politeía), que l’on traduit souvent à la suite des auteurs latins par « république »[11].

La dérive démagogique[12] de la notion de démocratie[13] dénoncée par Aristote doit néanmoins inciter à s’interroger sur son usage républicain[14]. Pour que le peuple puisse exercer le pouvoir, il lui faut toute la puissance (kratos) que lui confère sa masse (le nombre) exprimée par une majorité dont la conduite ne peut en effet se passer de séduction pour "attirer" (agôgos) librement, sans faire appel à la contrainte. Mais lorsque le peuple se laisse séduire par les promesses électorales de ses représentants, la majorité ainsi élue est alors susceptible, comme l’observe Aristote, de commander (arkhein) une conduite « déraisonnable » des affaires publiques. Elle se montre en effet peu disposée à prendre les décisions nécessaires au bon fonctionnement de la "chose publique", car elle s’appuie plus sur l’affect que sur la raison. Cette dernière en effet, la raison, est synonyme de cause ou de motif, traduisant ainsi la faculté d’exprimer une relation de cause à effet donnant tout son sens à l’action politique comme à n’importe quelle activité intellectuelle ou consciente visant à entraîner, à persuader ou à convaincre. La notion d’intérêt, dont on a vu qu’elle s’ordonnait dans l’éthique en « un ensemble réfléchi et hiérarchisé fait de connaissances et de choix », indique bien cette implication de la cause dans les effets qu’elle produit[15], donnant ainsi tout son sens à la politique en tant que véritable science, assujettie à la notion d’intérêt général érigée au rang de Valeur suprême.

On parlera dès lors de science appliquée, par opposition aux sciences fondamentales enseignées sur les bancs de l’école ou aux recherches menées au sein des universités. Contrairement à ces dernières, elle s’applique à la pratique de la politique à partir de connaissances fondamentales bien entendu, mais aussi conjoncturelles, recueillies jour après jour sur des entités politiques, comme sur des agents économiques ou des personnes morales et physiques, qui sont tous des acteurs de la "chose publique". Mais c’est encore une science de l’autorité, qui fonde l’État sur ce lien étroit qu’elle doit entretenir avec léthique, pour associer responsabilité individuelle et confiance collective, et permettre ainsi une allégeance commune à cette grande "cause" publique, la "Chose" publique ou Res publica, unissant nos désirs collectifs dans la notion dintérêt général. Du libre arbitre citoyen à la souveraineté populaire, tous deux soumis à l’imperium de l’intérêt général (la cause du peuple), la politique doit permettre l’établissement d’un lien fort entre « le nombre et l’unité »[16] afin d’assurer une stricte « corrélation entre confiance collective et responsabilité individuelle »[17], condition sine qua non de l’autorité de l’État.

La politique, cet « ensemble réfléchi et hiérarchisé de nos désirs » collectifs, « fait de connaissances et de choix », est assurément une science, associée à une conscience aigüe de l’impérieuse nécessité de compter avec l’autre, sans laquelle elle « ne serait que ruine de l’âme ».


Prologue

des comptes à la pensée

Compter, c’est faire des comptes. Un compte, c’est le résultat de cette action. Le verbe compter nous vient du latin computare, « compter, calculer », de cum, « avec », et putare, « élaguer », « apurer », « penser, évaluer, réfléchir ou juger ».

Synonyme de « calculer », le verbe « compter », si l’on prête attention à son étymologie, peut également signifier « apurer ou juger avec ». D’où l’ambiguïté de ce mot qui se réfère aussi bien au calcul qu’à un jugement. On retrouve cette ambiguïté dans le langage des jeunes qui utilisent couramment de nos jours le verbe « calculer » pour « compter » avec ou pour (« il ne me calcule même pas » dira une jeune adolescente dans la cour de l’école à propos d’un garçon qu’elle kiffe, en réalisant qu’elle ne compte pas pour lui). Cette ambiguïté est la source de nombreuses incompréhensions, notamment en matière d’intelligence, lorsqu’on utilise ce vaste concept si difficile à cerner pour désigner des algorithmes, c’est-à-dire du calcul, dans l’expression « Intelligence Artificielle » (IA). Cette technique très mal nommée « intelligence », mais assez justement qualifiée d’artificielle, dont certains redoutent qu’elle rivalise avec l’homme jusqu’à dépasser l’espèce humaine, n’est en réalité qu’une immense capacité de calcul, mais n’a sûrement pas la même portée que la pensée, la réflexion ou le jugement qui fondent notre humanité. Calculer, ce n’est pas comprendre. Le réel ne se déchiffre pas : l’accumulation de données arrange la statistique, mais ne permet pas d’accéder à la connaissance. La gestion récente de l’épidémie de covid, que la religion du chiffre a transformé en pandémie, illustre bien cette numérisation néfaste de la pensée politique. Le calcul décidait de la politique car seul comptait le décompte des morts, et le nombre était devenu roi.

La science, dont le calcul mental et ses prolongements artificiels via les machines n’est qu’une toute petite partie, va bien au-delà du développement d’algorithmes et des innovations technologiques qui vont avec. À plus forte raison lorsqu’il s’agit d’en envisager les applications, elle doit pouvoir être partagée, et donc avant tout, reposer sur un langage rigoureux dont le premier impératif est de fixer le vocabulaire, voire de l’inventer si nécessaire.

« Un poète doit être plus utile qu’aucun citoyen de sa tribu » [18], nous dit Lautréamont. C’est le poète, en effet, qui invente les mots qu'emploieront ensuite les journalistes, les juristes, les diplomates, les scientifiques, les politiques et les citoyens. Mais, « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement », nous dit un autre poète, « Et les mots pour le dire arrivent aisément »[19].

en passant par les mots …

Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
(Nicolas Boileau).

« Et les mots pour le dire arrivent aisément »... J’ajouterais quant à moi, pour appuyer un peu lourdement, mais avec toute la rigueur scientifique qui s’impose, ce qu’énonce si clairement Boileau avec tout l’art consommé du poète dans l’usage des mots : « … à condition d’être connus avec toute la précision nécessaire à la clarté des idées, à leur fidélité aux réalités observées et à la pureté d’expression d’une pensée cohérente ».

J’aime les mots. Ce sont les images de réalités observées. Ils se souviennent des nécessités qui les ont inventées, et leur histoire dont l’étymologie rend en partie compte leur donne une profondeur et un poids auxquels nous ne prêtons pas toujours l’attention nécessaire. Prêter attention au sens profond des mots, c’est en particulier tenir compte de leur étymologie et de son poids important sur l’inconscient collectif que l’usage linguistique commun contribue à façonner. L'étymologie parfois nous aide à rencontrer ces réalités auxquelles les mots doivent s’identifier avec précision. « Étymologie », par exemple, nous vient du grec etumon (élément authentique d'un mot), lui-même dérivé de etumos (vrai). Littéralement, l'étymologie est la recherche du sens authentique des mots. Cette recherche est souvent riche d’enseignements. Partant de ce que nous dit le dictionnaire, on peut ainsi rechercher le sens juste des mots en s’appuyant sur leur histoire. Dans les dictionnaires, ce sont, comme des amers portés sur les cartes marines : des repères qui permettent de naviguer sur l’océan des idées. Comme eux, ils doivent s'identifier avec précision aux objets conceptuels qu'ils désignent sur les rivages de l'esprit. Sans la discipline de cet exercice d'identification rigoureux, nul ne peut espérer arriver à bon port et atteindre les lumières de la connaissance en évitant les écueils, dangers et autres sirènes dont sont pavées toutes les aventures de la pensée humaine.

Parmi toutes ces aventures, celle de l’information dans notre société de l’information hypermédiatisée, mérite toute notre attention, afin d’identifier avec précision quelques mots utiles à son succès dans la Cité, en reconnaissant ce lien existentiel entre la langue et le peuple qui la parle, qui pense et respire au travers de ses mots. Compte tenu de l’immense complexité des concepts attachés au couple information-communication et à ce « tressage inextricable »[20] que les sciences de l’information et de la communication (SIC) incarnent dans toute leur diversité, ce travail sur le vocabulaire a été conçu comme une balade au fil des mots gravitant autour des concepts centraux d’information, de communication et de documentation. L’intention est d’en contextualiser le sens afin de permettre la conception de systèmes d’information documentaire adaptés à une pratique scientifique de l’intelligence collective dans une mémoire partagée. Le caractère éminemment politique d’une telle mémoire qui, utilisée collégialement, peut tenir lieu de véritable conscience collective, justifie en effet pleinement que la science (informatique et sciences de l’ingénieur bien sûr, mais aussi et surtout sciences de l’information et sciences humaines), s’y investisse pleinement, dans l’esprit d’une conscience politique dûment motivée par le sens de l’État.

Pour comprendre le territoire, il faut dessiner des cartes justes et pertinentes. En assimilant le territoire à un champ scientifique ou culturel, et la carte à un système de pensée, on peut dessiner une carte juste et pertinente de l’espace que nous nous apprêtons à arpenter, à l’intersection de celui de l’infocom avec celui de la philosophie politique. Il s’agit de permettre une navigation sûre dans le dédale de la documentation scientifique ou politique, à l’aide de systèmes d’information adaptés à l’exploitation et au partage des connaissances utiles à la pratique politique et à l’exercice de la démocratie, en s’appuyant sur des concepts dûment identifiés grâce aux mots qui les portent.

C’est donc sous la forme insolite d’une sorte de glossaire que se présente cet essai de philosophie politique appliquée. Il aborde chacun de ces mots sous forme d’items ou d’articles se succédant au fil d’un propos destiné à guider les praticiens dans la pratique des concepts associés, plutôt qu’en suivant un ordre alphabétique plus conventionnel. Chaque item peut néanmoins être consulté indépendamment de la progression du discours, à partir d’un index en fin d’ouvrage indiquant la page où le trouver. Dans la version électronique de l’ouvrage, des liens hypertextes permettent en outre d’accéder aux différents items, à partir des mots correspondants lorsqu’ils apparaissent dans le texte.

… et un glossaire

Glossaire, c’est donc le premier mot qu’il convient de contextualiser. Il nous vient du latin glossarium, dérivé de glosa, glossa et du grec glôssa, désignant la langue et, en grammaire, un mot rare ou dialectal. Ces deux origines nous ont donné le mot « glose » pour désigner, selon l’Académie, « l’explication d'un mot ou de quelques mots obscurs d'une langue par d'autres mots de la même langue » et, par extension, « un commentaire servant à l’intelligence d’un texte ».

C’est cette histoire du mot « glossaire » et en particulier cette dernière extension de sens du mot « glose », que je retiendrai afin de justifier l’utilisation qui en a été faite pour aborder ce travail sur le vocabulaire, et contribuer ainsi à l’intelligence des travaux en sciences de l’information et de la communication, et de leur application philosophique à la politique.

Cette intelligence, s’exercera dans un premier chapitre sur des concepts appliqués à l’individu, pour s’intéresser dans le suivant à d’autres objets impliquant le collectif et les échanges au sein de cette collection d’individus, qui permettent un travail d’équipe. Elle s’appliquera enfin dans un dernier chapitre, à définir les termes permettant de contribuer à l’organisation de tout ce qui peut transformer en collectivité policée, ce corps collectif constitué en équipe dans la cité.

 

À terme, ces chapitres, qui réunissent les nombreuses entrées de glossaire composant cet essai, feront l’objet d’une publication réunissant l’ensemble sous forme d’un ouvrage complet en version imprimée doublée d’une version électronique. En attendant, ces entrées qui sont susceptibles d’être encore complétées ou précisées, sont accessibles à partir de liens dans le texte de cette introduction, ainsi que sur ce blog à l’onglet "Terminologie". Seuls les liens pointant vers des entrées de glossaire déjà postées au fil du temps sont pour l'instant actifs.



[1]      Francis Ponge, Pour un Malherbe, Gallimard, 1965.

[2]      Discours sur l’état de la langue, Académie française, séance publique annuelle, 02/12/1999.

[3]      Anatole France, Sur la pierre blanche, Calmann-Lévy, 1905.

[4]      Michel Serres, Les nouvelles technologies révolution culturelle et cognitive, Conférence, Quarante ans de l’INRIA, forum « Informatique et Société », Lille, 2007.

[5]      Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris. 1966.

[6]      Philippe de Villiers, Propos recueillis par Geoffroy Lejeune, JDNews, le 11/03/2025.

[7]      « Alors n’admettant plus d’autorité visible, / Chacun fut de la foi censé juge infaillible ; / Et, sans être approuvé par le clergé romain, / Tout protestant fut pape, une Bible à la main » (Nicolas Boileau, Satires, 1666).

[8] Individus ou personnes physiques, entités collectives constituées en unités ou personnes morales.

[9] Ces entités collectives rassemblent des individus réunis sur la base de leur participation à un même groupe, doté d’une identité morale et de la personnalité juridique associée de "personne morale" (Églises, États, entreprises, unités administratives ou opérationnelles, associations…).

[10]    Politique, I, 2.

[11]    Du latin res publica qui signifie « chose publique » et désigne souvent l’intérêt général, le gouvernement, la politique ou enfin la Cité ou l’État (en grec politeía, cf. Cicéron dans De la République).

[12]    Du grec dêmagôgos, composé de dêmos, « peuple », et agôgos, « qui guide, qui attire », soit lorsqu’il est un chef politique, « celui qui conduit, qui attire ou qui séduit le peuple ».

[13]    Du grec dêmokratia, composé de dêmos, « peuple », et kratos, « pouvoir, puissance ».

[14]    Voir à ce sujet ma tribune précédente (De la démocratie en République, tribune K2 du 16/09/2023).

[15]    Exemple : dire qu’une "chose" (phénomène, affaire ou évènement), intéresse la science ou bien encore l’éthique ou la politique, c’est indiquer qu’elle exerce sur ces dernières un effet dont elle est de facto la cause.

[16]    Voir à ce sujet : FB, Le nombre et l'unité, dans l'ordre républicain, Tribune K2, 06/04/2021.

[18] Lautréamont, Poésies II, 1870.

[19] Nicolas Boileau, L’Art poétique, 1674

[20] Sylvie Leleu-Merviel, La traque informationnelle, Volume 1. ISTE éditions, 2017.


 

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