jeudi 25 novembre 2010

« De l'art du dogme en Intelligence Économique et Stratégique.... »

Afin d’éviter la frustration d’un renseignement sans exploitation...

Intéressant cet article de L'Usine Nouvelle daté de décembre 2008, que j'ai retrouvé en parcourant mes notes, et dont j'ai repris le titre. Émanant de Michel Iwochewitsch, directeur associé de Strateco, société de conseil en stratégie, cette analyse sans concessions impute les difficultés rencontrées par l'intelligence économique et stratégique (IES) à un excès de dogmatisme dans la profession. J’y retrouve avec plaisir de nombreuses idées que je défends pour une "culture du renseignement" qu’il me semble nécessaire de faire évoluer en renforçant son socle théorique.

Parmi les dogmes qu'il dénonce, on peut citer « le plus que fameux cycle du renseignement ! Magnifique "théorie"... Mais si éloignée de la réalité ! », avec pour corollaire un « grand absent du cycle, le client final ». « Soyons clair » nous dit-il, « le cycle illustre les différentes fonctions organiques d'un service de renseignement militaire... », « laissons le cycle à son rôle originel : un simple descriptif organique ! ».

Autre dogme épinglé par Michel Iwochewitsch, celui qui affirme que « l'IES consiste à collecter de l'information pour le décideur ». Il « limite en effet l'IES à des tâches mineures telles que la collecte d'informations », « collecte facilitant l'émergence des travers de notre métier, comme la barbouzerie et autres franchissements de ligne jaune... ». L’exemple tellement encouragé de la « collecte d'origine humaine » contribue ainsi « à faire de l'IES un simple collecteur de rumeurs qui multiplierait les interactions, dans le seul but "d'engranger" des informations », métier qu’il assimile à du "commérage" (il utilise pour cela le terme anglais gossiper que l’on peut traduire par "commère"). Pour conclure sur ce dogme, Iwochewitsch cite en anglais un analyste américain dont la sentence pourrait se traduire ainsi : « Le recueil sans exploitation, c'est comme des préliminaires sans orgasme, juste un peu plus de frustration ! ».

Autre dogme encore qu'il conseille d’oublier, « cette pseudo omniscience de l'IES », qui « entraine les praticiens à "investir" de nombreux domaines connexes tels que la sécurité, le lobbying, l'influence, la communication, le marketing, la stratégie, etc. ». « Oui », nous dit-il, « l'IES peut soutenir ces processus de multiples manières, mais non, le praticien n'est pas un spécialiste de ces domaines ! ». Le lobbying est pris en exemple : « l'IES est essentielle pour apporter de l'information à valeur ajoutée dans un dispositif de lobbying, qui est en soi un processus de décision, mais en aucun cas, un spécialiste de l'IES n'est capable quant à lui de monter une opération de lobbying ! Il ne connait rien aux méthodes et techniques du lobbyiste. Le même constat s'applique aux autres domaines de l'information. » « Focalisons-nous sur notre métier », ajoute-t-il, « et offrons aux entreprises des méthodologies opérationnelles qui ont pour objectif d'apporter de l'information à valeur ajoutée et de fluidifier les prises de décision grâce à ce dernier! ».

Je retrouve avec satisfaction chez Michel Iwochewitsch de nombreuses idées que je soulève dans mes articles à propos d’une certaine "culture du renseignement" qu’il me semble nécessaire de faire évoluer en renforçant son socle théorique : l’inadaptation du cycle du renseignement tel qu’il est enseigné dans les manuels, la confusion entre recueil du renseignement (la plupart du temps assimilé à de l’espionnage) et le renseignement, l’importance capitale de l’exploitation, la confusion entre l’activité opérationnelle que le renseignement a pour vocation d’éclairer et la fonction renseignement elle-même.

Michel Iwochewitsch nous livre en conclusion sa propre conception de l’intelligence économique, que l’on peut discuter, mais n’en est pas moins originale et intéressante à analyser. Celle-ci ne semble pas de prime abord s’écarter radicalement de la définition qui en est faite dans le rapport Martre, mais s’en distingue néanmoins par le fait qu’elle se limite au traitement des menaces. Selon lui, « l'IES est fondamentalement une approche de risques ». Le métier, « lorsqu'il est intégré dans le processus de décision de l'entreprise est en effet une activité de gestion de risques (...) par analyse d'une situation informationnelle, mise à la disposition d'un processus de décision ». « Ni plus ni moins... » ajoute-t-il, « et cela est en soi, un métier - complexe - et à part entière ! ».

La stratégie ayant autant besoin d’informations sur les menaces que sur les opportunités, cette restriction à la gestion des risques ne me semble pas devoir s’appliquer au renseignement en général, mais cette présentation a néanmoins l’important mérite d’attirer l’attention sur la notion de risque qui est une spécificité du domaine d’application de la stratégie et, par voie de conséquence, du renseignement qui l’éclaire. Le renseignement a pour vocation, en apportant l’information utile à la décision dans l’action, de contribuer à réduire les risques inhérents à toute activité pratiquée en environnement incertain.

Lorsqu’on manipule les concepts théoriques permettant d’étudier les processus à l’œuvre dans l’élaboration du renseignement, on est souvent amené à faire le rapprochement avec la recherche scientifique et à s’intéresser à l’épistémologie. Ce qui distingue le renseignement de la recherche scientifique, lesquels répondent tous deux à un besoin de connaissance et mettent en jeu des mécanismes intellectuels similaires, c’est probablement cette particularité qu’il a de s’appliquer à des activités pratiquées en environnement incertain, donc hostile, où le risque prend une part prépondérante. Ce constat que la perception de l’IES par Michel Iwochewitsch conforte, fait toute l’originalité du renseignement considéré comme objet de recherche scientifique, dont il apparaît que le champ d’étude théorique dépasse le strict cadre de l’épistémologie.

L’auteur se résume en affirmant que « l'IES est donc fondamentalement un "outil" comme les autres outils transversaux - RH, stratégie, lobbying, juridique, etc. - qui permet à une entreprise de bénéficier d'un apport informationnel de qualité en provenance de sources diverses ». Mais, ajoute-t-il, « à l'inverse des autres disciplines transverses, l'IES souffre aujourd'hui de la fragilité de ses fondations : peu de R&D, un corps méthodologique non défini, pas de publications scientifiques, etc. ».

Afin d’éviter la frustration d’un renseignement sans exploitation, qui serait comme ces préliminaires sans orgasme, souhaitons donc, avec Michel Iwochewitsch, que l’université s’intéresse enfin à l’exploitation du renseignement en tant que véritable objet de recherche véritablement distinct de l’épistémologie, à ses techniques et à ses méthodes originales comme à ses difficultés à s’adapter aux bouleversements technico-opérationnels actuels.

FB

2 commentaires:

  1. Votre conclusion prise au mot :-) http://www.outilsfroids.net/news/le-livre-blanc-des-methodes-d-analyse-appliquees-a-l-intelligence-economique-est-paru-icomtec

    cordialement

    cd

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  2. Malheureusement, la carence que je déplore en matière de recherche universitaire concerne l'exploitation du renseignement. Il ne s'agit pas pour moi d'ignorer l'abondante littérature concernant les méthodes d'analyse concurrentielle, d'analyse décisionnelle, de benchmarking, d'analyse géographique ou autre analyse prospective, mais ce n'est tout simplement pas le sujet.

    L'exploitation du renseignement couvre un vaste domaine dont l'analyse n'est qu'un tout petit aspect, omniprésent, mais sans grande difficulté tant que l'on reste dans le strict cadre de l'exploitation, sans déborder sur le non moins vaste et complexe domaine de la décision stratégique.

    Le renseignement a pour fonction (comme apparemment l'IES telle que la conçoit l'auteur de l'article que je commente) "d'apporter de l'information à valeur ajoutée dans un dispositif de décision", et "en aucun cas", de s'y substituer en investissant "de nombreux domaines connexes" tels que "la sécurité", "le marketing" ou "la stratégie".

    Les méthodes d'analyse concurrentielle, de benchmarking ou d'analyse prospective relèvent de ces domaines connexes et n'apportent guère de réponses aux nombreuses et difficiles questions qui se posent en matière d'exploitation.

    Cordialement,
    FB

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