L’étymologie nous conte l’histoire des mots qui est
celle de la pensée. Elle donne au mot toute sa profondeur qui le fait peser
d’un poids dont l’usage courant ne peut se défaire. La révolution numérique en
cours que certains préfèreraient nommer "révolution informatique" est
un phénomène anthropologique que l’adjectif informatique,
alliage improbable de l’information avec l’automate, ne peut représenter sans
risques. Le poids étymologique du terme numérique
que l’usage courant n’a pas ignoré donne en revanche toute sa profondeur à
cette troisième révolution anthropologique déclenchée par l’invention de
l’ordinateur, après celles de l’écriture, puis de l’imprimerie.
J’aime les mots et leur histoire.
J’aime les mots et leur histoire.
Ils sont, dans les dictionnaires, comme des amers portés sur les cartes marines, ces repères qui permettent de naviguer sur l’océan des
idées. Comme eux, ils doivent s'identifier avec précision aux objets
conceptuels qu'ils désignent sur les rivages de l'esprit, car sans la
discipline de cet exercice d'identification rigoureux, nul ne peut espérer
arriver à bon port et atteindre les lumières de la connaissance en évitant les
écueils, dangers et autres sirènes dont sont pavées toutes les aventures de la
pensée humaine. Ce sont les images de réalités observées. Ils se souviennent
des nécessités qui les ont inventés, et leur histoire que l’étymologie nous
raconte leur donne une profondeur et un poids auxquels nous ne prêtons pas
toujours l’attention nécessaire. L'étymologie nous aide à rencontrer ces
réalités auxquelles les mots doivent s’identifier avec précision. Étymologie, par exemple, nous vient du
grec etumon (élément authentique d'un
mot), lui-même dérivé de etumos (vrai).
Littéralement, l'étymologie est la recherche du sens authentique des mots.
Cette recherche est souvent riche d’enseignements. Partant de ce que nous dit
le dictionnaire, on peut rechercher le sens juste des mots en s’appuyant sur
leur histoire.
INFORMATIQUE, n. f. et adj.
XXe siècle. Dérivé d'information sur le modèle de mathématique, électronique.
1. N. f. Science du traitement rationnel
et automatique de l'information ; l'ensemble des applications de cette science.
2. Adj. Qui se rapporte à l'informatique. Système informatique, ensemble des
moyens qui permettent de conserver, de traiter et de transmettre l'information.
NUMÉRIQUE, adj.
XVIIe siècle. Dérivé
savant du latin numerus, « nombre ».
1. Qui se rapporte aux nombres ; qui
est représenté par un ou plusieurs nombres. Donnée
numérique. Opération numérique. Valeur numérique d'une équation. Analyse ou calcul numérique, qui permet d'aboutir à la solution chiffrée d'un
problème, d'une équation, d'une intégrale. Calcul
numérique, s'emploie aussi, par opposition à Calcul littéral, pour désigner l'ensemble des opérations effectuées
sur des nombres arithmétiques.
2. INFORM. ÉLECTRON. Se dit, par
opposition à Analogique, du codage,
du stockage, de la transmission d'informations ou de grandeurs physiques sous
forme de chiffres ou de signaux à valeur discrète (ou discontinue). En informatique, le traitement numérique de
l'information utilise le mode binaire. Traitement numérique du son, des images.
Appareil photographique numérique. Signal
numérique. • Par ext. Se dit de la représentation d'informations, de
données sous forme de chiffres. Panneau
d'information, montre à affichage
numérique. • Dans ce sens, doit être préféré à l'anglais Digital.
3. Qui tient au nombre, à la quantité. La force, la supériorité numérique d'une
armée. En dépit de son infériorité
numérique, l'ennemi remporta une victoire éclatante.
(Source : Dictionnaire de l’Académie française
9ème édition)
En théorie, le suffixe -ique qui nous vient du suffixe grec –ikos, s’utilise pour construire un adjectif à partir d’un nom. C’est
le cas de l’adjectif numérique qui
s’est formé à partir du substantif latin numerus
pour indiquer que l’objet qu’il qualifie se rapporte aux nombres. En réalité, l’usage
de ce suffixe est plus complexe à analyser comme on peut le constater avec les termes
mathématique et électronique cités par l’Académie comme modèle pour la formation du
mot informatique qui nous intéresse
plus directement.
Ces trois derniers mots sont des noms dont la
construction est passée par la création d’adjectifs effectivement dérivés de
substantifs : máthēma (signifiant
étude, science, savoir abstrait en
grec ancien), électron, ou encore information. Ces adjectifs se sont ensuite
à nouveau substantivés pour désigner, par ellipse du nom qualifié (ici, des
disciplines scientifiques), les techniques[1] auxquelles
se rapportent les adjectifs en question.
À ces nouveaux noms qu'on emploie par métonymie, on donne le genre du nom générique sous-jacent, qu'on a dans la pensée au moment où l'on s'exprime. Ainsi, les mathématiques
désignent en réalité les (techniques) mathématiques
qui se rapportent aux savoirs abstraits (les techniques de l’abstraction que
sont l’arithmétique, puis l’algèbre, et la géométrie)[2], l’électronique, la (technique) électronique qui se rapporte à
l’électron, l’informatique, la (technique)
informatique qui se rapporte à
l’information. Ces adjectifs substantivés, par omission d’un autre substantif
qu’ils qualifient (ici, le substantif technique),
prennent alors un sens spécifique qui intègre celui du terme omis. Ainsi,
lorsqu’il devient nécessaire de désigner quelque chose qui se rapporte à
l’électronique, le terme électronique
reprend son statut d’adjectif, mais avec un sens plus restrictif que l’adjectif
d’origine qui qualifiait quelque chose qui
se rapporte à l’électron. Il en va de même pour l’adjectif mathématique qui relie l’objet qualifié
aux mathématiques et non plus, de manière plus générale, aux savoirs abstraits,
ou pour l’adjectif informatique reliant
l’objet qualifié à la technique informatique et non plus à la vaste notion d’information.
Si la substantivation des adjectifs mathématique, électronique ou informatique,
consacrée par l’usage et consignée dans les dictionnaires, indique bien par
construction et de manière implicite, la nature technique de leur objet, il
n’en va pas de même pour l’adjectif numérique
dont aucune substantivation n’est homologuée par le dictionnaire. Seul l’usage
nous permet de tenter d’y voir plus clair.
Comme les précédents, l’adjectif numérique, s’applique sans aucun doute à une technique. Il s’agit
en l’occurrence d’une technique de calcul numérique qui fonde un ensemble de
techniques liées à l’usage des ordinateurs et des réseaux permettant à ces
derniers de communiquer entre eux. Cet ensemble est souvent désigné par
l’expression technologies de
l’information et de la communication, mais l’expression technologie numérique semble lui faire
concurrence. Comme pour mathématique,
électronique ou informatique, on pourrait penser que le nouveau nom créé par ellipse du substantif technologie intègre le
sens de ce dernier, et donne naissance à une nouvelle signification de
l’adjectif numérique plus restrictive
que l’originale : l’objet qualifié serait relié à la technologie numérique
et non plus de manière plus générale aux nombres.
Pourtant le genre masculin que l’usage semble imposer
au substantif numérique ne semble pas
en accord avec cette interprétation qui devrait impliquer le genre féminin du
nom qualifié. En réalité, le problème soulevé par la substantivation de
l’adjectif numérique est plus
complexe que dans le cas des techniques qui se rapportent aux savoirs
abstraits, à l’électron ou à l’information. Le choix du terme technologie[3]
au lieu de technique témoigne
d’ailleurs d’une volonté d’exprimer cette plus grande complexité en indiquant
qu’il ne s’agit plus de simples savoir-faire distincts qui s’additionnent, mais
d’un ensemble cohérent d’applications techniques liées à un seul et même
savoir-faire fondamental : le calcul numérique qui fonde l’ensemble des
techniques liées à l’usage de l’ordinateur et des réseaux. L’ellipse par
omission du substantif calcul dans
l’expression calcul numérique
justifierait alors le masculin adopté par l’usage dans cette dernière
substantivation.
L’émergence de cet ensemble d’applications techniques
fondées sur le calcul numérique, dont témoigne d’une certaine manière l’adoption
du mot technologie, est en réalité à
l’origine de profonds bouleversements sur nos modes de travail et, plus
largement, sur nos modes de vie. Michel Serres parle, à propos de cette
véritable mutation, d’une troisième
rupture anthropologique dans
l’histoire de la personne humaine, après
l’invention de l’écriture et celle de l’imprimerie (Michel Serres, Bienvenue à l’homme nouveau, propos
recueillis par Élisabeth Lévy, Le Point 2074, 14 juin 2012). L’évolution des techniques d’enregistrement
du signe, ajoute-t-il plus loin, change
le cerveau humain.
Ces profonds bouleversements induits par le calcul
numérique à l’œuvre dans nos ordinateurs (le numérique), conduisent à appliquer
l’adjectif numérique à des objets
aussi vastes et variés que l’éventail des domaines impactés est large. On
parlera ainsi de révolution numérique, de fracture numérique, de politique
numérique, d’économie numérique, d’industrie numérique, et bien d’autres
encore, chaque fois que l’impact de la technologie numérique sur l’objet en
question le caractérise. Il ne s’agit pas bien évidemment de révolution, de
fracture, de politique, d’économie ou d’industrie « qui se rapportent aux nombres », mais bien plutôt de
phénomènes induits par l’émergence des techniques fondées sur le calcul
numérique dans nos vies quotidiennes.
Conscient de la
diversité de ces usages qui invite à
conférer le sens le plus large au terme numérique,
Michel Volle constate
que l’informatisation, trop souvent réduite au déploiement de ses outils, au dimensionnement des ressources physiques
(taille et rapidité des mémoires, puissance des processeurs, débit des réseaux
etc.) et à la qualité des ressources logicielles (systèmes d'exploitation,
langages de programmation, algorithmes, programmes etc.), ne peut réussir que
si elle est conduite par un dirigeant
conscient des phénomènes anthropologiques qu'elle met en mouvement.
L’émergence des techniques fondées sur le calcul
numérique dans nos vies quotidiennes suscitent à n’en pas douter de nombreux
phénomènes anthropologiques qu’il est en effet impératif de prendre en compte
lors de la mise en œuvre de développements informatiques dans les entreprises,
et plus largement pour le développement de l’informatique, de la cybernétique
et des réseaux de télécommunications numériques dans nos sociétés. De là à détourner
le sens du mot numérique, comme le propose Michel
Volle, en prenant le contre-pied de
son étymologie, pour lui faire désigner
l'ensemble des phénomènes anthropologiques que suscite l'informatisation, il
y a un pas que l’on ne saurait franchir sans prendre le risque de rajouter à la
confusion.
[1] On préfèrera parler de techniques plutôt
que de sciences ou de disciplines scientifiques, pour bien marquer la finalité
technique des connaissances concernées qui sont considérées dans un cadre
scientifique ayant donc vocation à délivrer une théorie destinée à organiser
des savoir-faire (techné en grec ancien). Trop souvent en effet, la connotation
technique est considérée comme réductrice alors qu’elle représente au contraire l’essence même de la science qui
n’est rien si elle n’est pas au service de pratiques efficaces (applications).
[2] Chez les Grecs anciens, les sciences mathématiques regroupaient arithmétique,
géométrie, astronomie et mécanique.
[3] « Un
ensemble de méthodes et de techniques autour de réalisations industrielles
formant un tout cohérent », selon le glossaire du site d'information
sur l'actualité des sciences et des techniques techno-science.net, ou encore « le nom que prend la science quand elle a
pour objet les produits et les procédés de l'industrie humaine » selon
une formule attribuée à Guy Deniélou dans le même article de ce glossaire.
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