Au moment où le Livre blanc s’apprête à confirmer la fonction Connaissance et anticipation dans sa dimension stratégique, le rôle central du renseignement et l'importance de sa fonction d'exploitation méritent d’être soulignés. En effet, l’organisation des connaissances, condition sine qua non de la pertinence du renseignement et de l’anticipation stratégique, devient un enjeu majeur pour des services submergés par des flots d’information éphémères et concurrencés en permanence par des médias à l’affût de sensationnel et contraints à l’instantanéité.
Il ne peut y avoir de renseignement pertinent sans ce
travail essentiel d'exploitation qui
transforme, dans une mémoire organisée, l'information en connaissance puis en savoir. L'information recueillie y est
associée à d'autres connaissances capitalisées, avec lesquelles elle doit être
mise en corrélation afin de composer un savoir susceptible in fine d'être communiqué à un décideur en anticipant autant que faire se peut son besoin.
L’anticipation permet au stratège de
devancer l’adversaire ou l'agresseur et d’arrêter en temps utile la stratégie destinée
à le contrer (dissuasion, prévention, intervention ou protection).
Pour anticiper en matière de stratégie, il faut acquérir les connaissances utiles avant que le besoin
ne s’exprime, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise. Le renseignement
est donc une fonction stratégique centrale, condition nécessaire à
l’anticipation et préalable indispensable au choix et à la mise en œuvre des
autres fonctions stratégiques. Mais si le renseignement permet d’anticiper, c’est
néanmoins à la condition qu'il parvienne à prévenir les besoins du stratège en
les devançant, pour être en mesure d’y répondre en temps utile, c'est-à-dire la
plupart du temps, avant même d’avoir été sollicité. Pour la fonction
renseignement, l’anticipation repose donc sur la capitalisation, opération au cours
de laquelle se réalise le travail de la mémoire, qui est le lieu d'élaboration
des connaissances et du savoir qui en
découle.
La capitalisation
des connaissances est le cœur de métier de l'exploitation du
renseignement. C'est elle et elle seule qui permet de garantir la pertinence de
l'information et par là l'efficacité du renseignement. À la différence de la
simple information qui ne répond pas nécessairement à un besoin précis, le
renseignement ne vaut en effet que par sa pertinence, c'est-à-dire par son
adéquation au besoin auquel il répond. Dans un environnement caractérisé par
l’incertitude, la forte implication des facteurs humains et la versatilité des
situations, sa fiabilité peut être faible, sa subjectivité est la plupart du temps
inévitable, mais sa pertinence est toujours essentielle. C'est elle qui exprime
son adéquation au besoin qu'il a pour vocation première de satisfaire en
l’anticipant pour y répondre à temps.
Dans ces conditions, il semble tout à fait étonnant
que les notions de connaissance et d'anticipation, déterminant pourtant depuis
2008 une nouvelle fonction stratégique, soient si peu abordées dans les études
théoriques de la fonction renseignement. Ces études (les Intelligence studies),
se situent en effet au carrefour de nombreuses disciplines[1], mais
aucune théorie du renseignement, qui s’attaquerait à cette fonction stratégique
de connaissance et d’anticipation, ne semble émerger. Les
théories issues de ce vaste carrefour disciplinaire, abordent les problèmes
complexes d’analyse, de prévision et de fiabilité du renseignement, de biais
cognitifs, de facteurs culturels et organisationnels, la plupart du temps en se
fondant sur l’analyse des échecs et des considérations politiques ou éthiques,
mais aucune ne semble s’intéresser à la pertinence de l'information, à l’anticipation qui en assure la
communication en temps utile et à l’organisation des connaissances qui en est la condition sine qua non.
Compte tenu de cette carence théorique, il ne semble
pas tout à fait surprenant que la fonction Connaissance
et anticipation puisse être quelque peu malmenée dans la pratique.
Submergés en effet par des flux d'information surabondants à un point tel
qu'ils jugent impossible tout effort méthodologique susceptible d'en faciliter
l'exploitation en organisant les connaissances
accumulées, nombreux sont en effet les praticiens qui sont ainsi contraints de
renoncer à capitaliser. Ils n'ont plus alors qu'à attendre leur salut d'une
sorte de miracle technologique bien improbable qui donnerait à l'informatique
le pouvoir de transformer des données en connaissances.
Le politologue américain Richard Neustadt et son confrère historien Ernest May racontent que durant l'été 1979, le Président Jimmy Carter a été rappelé d’urgence de ses vacances parce que ses services de renseignement avaient détecté l'activité d'un commando d’élite soviétique à Cuba. Les forces américaines ont été mises en alerte et une réunion de crise a été organisée autour de différents experts pour tenter de savoir ce que manigançaient les Soviétiques,… jusqu’à ce qu’un universitaire, contacté pour l’occasion, rappelle aux participants qu’il y avait toujours eu un commando d’élite soviétique à Cuba, et que cela avait été accepté par le Président Kennedy en 1962. Bref, il n'y avait rien à voir. Si le ridicule devait tuer, les services de renseignement américains auraient dû mourir ce jour là !
C'est pour avoir oublié cette évidence qui fait de la capitalisation des connaissances un élément essentiel de l'exploitation du renseignement, que les services américains ont failli mourir de ridicule un beau jour de l'été 79, alors même qu'ils n'étaient pas menacés à l'époque par une surabondance d'informations. C'est pour se voiler trop souvent la face devant cette vérité incontournable, qui fait de l'organisation des connaissances un élément essentiel de la fonction renseignement, que tant de services sont à la peine aujourd'hui pour exploiter les flots monstrueux d'information qui les submergent. Si l'on peut raisonnablement penser qu'ils ne mourront pas plus de ridicule que leurs aînés américains, souhaitons leur tout de même de ne pas mourir emportés par les flots éphémères de l'information instantanée et la concurrence des médias sociaux.
[1] Histoire, Science politique, mais également relations internationales, criminologie, sociologie, psychologie, et même philosophie des sciences, de la logique et de la morale (cf. Ben Israël, Philosophie du renseignement : logique et morale de l’espionnage), et la liste pourrait encore s’allonger, tant l’étendue du concept de renseignement est vaste.
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