Il m’a semblé, tout au long d’un colloque consacré aux
« méthodes et stratégies de gestion de l’information par les
organisations : des "big data"
aux "thick data" » auquel
j’ai participé récemment, que se dégageait un accord général sur la nécessité
de donner la priorité à la fonction cognitive plutôt qu’à la fonction
statistique ou à la méthodologie plutôt qu’à la technologie. Mais peut-être n’est-ce
là qu’un effet de mon tropisme avéré pour l’analogie du discours dialectique
plutôt que pour l’exactitude du calcul numérique ?
J’ai récemment participé à l’édition 2017 du COlloque
Spécialisé en Sciences de l'Information (COSSI 2017) organisé dans le cadre du
85ème colloque de l’ACFAS à l’Université McGill de Montréal les 11
et 12 mai 2017, avec une communication intitulée « Faire parler sesdonnées : de la masse à la substance, le sens en question ».
Des discussions suscitées par les différentes communications
présentées au cours de ce colloque, j’ai retenu l’idée générale confirmant mon impression
personnelle, que le phénomène des big
data ou des données accessibles en masse pouvait n’être qu’un « mirage
technologique » fondé sur des « modèles techno-centrés »
caractérisés par un « décalage entre les usages prescrits et les usages
réels », s’il ne s’investissait pas dans une « dynamique
informationnelle » intégrant « l’analyse de contenus »,
« l’analyse de discours » et le recours à « l’intelligence
artificielle ». S’y ajoute le fait que « données et documents ne font
pas bon ménage », que les contours du concept de big data restent mal définis et mal compris par les entreprises, oscillant
autour de ceux de l’information, entre objet mathématique et produit de l’informatique,
que la donnée, qu’elle soit « de la recherche »,
« ouverte » ou « publique » n’était jamais
« brute », que sa « qualité » restait difficile à évaluer
et que son exploitation passait par une forme de « gouvernance » qui lui
donnerait du sens. Enfin, cette question du sens ou la « coproduction de
sens » au sein d’une communauté de pratique serait, au-delà de l’approche
qualifiée de « positiviste » de la statistique et des mathématiques, le
cœur du sujet dans une démarche plus « constructiviste » « d’intelligence
collective » capable d’apporter à la donnée cette « épaisseur » dont
les big data manquent sans doute.
Ma communication se focalisait justement sur la construction
de sens dans la mémoire en s’appuyant sur la notion d’épistêmê aristotélicienne associée au concept d’épistémè de Michel
Foucault. Considérant la mémoire comme un véritable système d’information et de
communication dont le fonctionnement est étendu à celui d’une mémoire
collective, je revenais à la source
de la Grèce antique et à la notion d’épistêmê.
Tantôt traduite par le mot « science », tantôt par le mot « savoir », elle s’applique chez Aristote :
Tantôt traduite par le mot « science », tantôt par le mot « savoir », elle s’applique chez Aristote :
- à la science théorique (theôría) exercée avec discernement ou sagesse (sophia),
- prolongée par la science pratique (praxis) exercée avec méthode, sagacité ou prudence (phronesis),
- puis par la science productive (poïésis) exercée avec habileté ou technique (technè).
On retrouve ces trois facettes de la science dans tout
système d’information, avec :
- en entrée le récepteur qui observe (theôría) avec discernement (sophia) une information qui est une donnée de son problème,
- en sortie, un émetteur qui produit (poïésis) avec habileté (technè) une information substantielle qui a pris de « l’épaisseur »,
- en passant par un concepteur qui élabore (praxis) avec méthode (phronesis) une nouvelle information intelligible.
Chez Michel
Foucault l’épistémè, est entendue dans Les
mots et les choses, comme la pensée ou le discours scientifique d’une
époque, illustré par trois grands moments de la culture occidentale: la
Renaissance avec l’invention de l’imprimerie, la période Classique avec ses
académies, puis l’époque Moderne qu’il craint de voir évoluer vers une
disparition de l’homme qui « s’effacerait, comme à la limite de la mer un
visage de sable ».
Pour éviter que ces craintes ne se
concrétisent, je crois qu’il est temps désormais de dépasser la seule dimension
mathématique voire numérique de la science et une vision de la technique
exclusivement instrumentale qui dominent l’épistémè moderne. Il faut pour cela
selon moi quitter cette vision réductrice de la technique (étymologiquement :
habileté à produire), limitée à une simple habileté instrumentale (même
"augmentée"), qui s’applique en matière d’information à la collecte
des données (instruments d’observation), à leur traitement (machines à
calculer) ou à leur partage et à leur diffusion (systèmes de gestion
électronique des documents).
La perception que nous avons de la technique ou de la
technologie, terme souvent abusivement employé pour désigner un ensemble de
mécanismes industriels susceptibles d’augmenter nos capacités physiques ou
mentales, doit s’élargir à toute la gamme d’objets que l’homme a la faculté de
produire avec habileté : objets physiques (instruments) et numériques
(algorithmes) bien sûr, mais également objets dialectiques (jugements) fondés
sur l’analogie. Si le progrès industriel, depuis la maîtrise du feu par l’homme
préhistorique, a permis d’augmenter nos capacités physiques, dans des dimensions
que les deux derniers siècles ont accrues de manière impressionnante, l’essor
colossal actuel des capacités de calcul liées à l’informatique et des capacités
de diffusion liées aux télécommunications numériques ne doit pas nous leurrer
au point d’en oublier l’importance de l’homme et de sa pratique (praxis) associée à une prudence (phronesis) salutaire.
Il faut pour cela donner la priorité à la méthode,
pour l’élaboration d’une pensée pertinente et l’expression d’un jugement adapté
à une prise de décision habile dans l’incertitude inhérente à l’action, et
éviter de confondre calcul et jugement ou algorithme et dialectique. Le calcul
et les algorithmes qui le portent ne sont que des instruments d’observation des
faits, au service de la théorie (theôría),
ou de recueil des données d’un problème avec discernement (sophia), en réponse à un besoin qui fait sens dans une mémoire.
Celle-ci a pour fonction pratique (praxis)
la conception méthodique (phronesis)
d’une information pertinente "en forme" de connaissance et la diffusion
d’un produit (poïésis) "en
forme" de savoir destiné à "augmenter" notre habileté (technè) à décider dans l’action par
nature incertaine.
La prévoyance
prométhéenne ne doit pas se limiter à la raison instrumentale, c’est-à-dire au
feu dérobé à Héphaïstos et à la connaissance des arts volée à Athéna, mais
s’étendre avec l’aide d’Hermès à la raison non pas seulement instrumentale mais
proprement scientifique, c’est-à-dire au sens du juste, sans toutefois céder
par manque de sagesse aux sirènes de dérives utopiques telles que certaines
visions transhumanistes de "l’homme
augmenté", ni aux cauchemars de leurs versions dystopiques.
« La machine » nous dit Cédric Villani, « a l’avantage de pouvoir explorer les différentes
combinaisons beaucoup plus rapidement que l’humain ». « Mais si elle
n’est pas capable de trouver et d’avoir l’intuition de la direction vers où
aller, elle va se retrouver piégée par cet océan de possibles, cette
malédiction dimensionnelle comme on dit, parce qu’il y a tellement de choix
possibles quand on veut faire une démonstration. En comparaison, le jeu
d’échecs ou même le jeu de go sont des activités avec beaucoup moins de choix
possibles. ».
Comme la mythologie grecque, les mathématiques nous incitent à une certaine prudence en matière de science, qui fait de la construction du sens un impératif primant sur une croyance dans la toute puissance des data largement répandue dans le monde moderne. Cette croyance plus ou moins reconnue comme telle, conduit à une réduction fâcheuse de la notion d’information, produit complexe de la pensée en forme de discours susceptible d’une exploitation de nature analogique, à la notion plus élémentaire de donnée, objet susceptible de traitements numériques.
Comme la mythologie grecque, les mathématiques nous incitent à une certaine prudence en matière de science, qui fait de la construction du sens un impératif primant sur une croyance dans la toute puissance des data largement répandue dans le monde moderne. Cette croyance plus ou moins reconnue comme telle, conduit à une réduction fâcheuse de la notion d’information, produit complexe de la pensée en forme de discours susceptible d’une exploitation de nature analogique, à la notion plus élémentaire de donnée, objet susceptible de traitements numériques.
analyse fouillée et intéressante mais il faudrait dégager une méthodologie de l'information pour une meilleure pédagogie . Je vous propose d'y travailler en équipe...
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