À l’occasion de la 19ème édition du
Colloque international sur le Document Électronique (CiDE.19) « Vers une épistémè
numérique ? » à Athènes les 24 et 25 novembre 2016, j’ai présenté une
communication intitulée Aristote et l’épistémè numérique : une affaire de sens. Le concept d’épistémè
déterminant la thématique du colloque était emprunté à Michel Foucault qui l’a illustré
dans Les mots et les choses, par
trois moments d’un renouveau intellectuel et artistique en Occident initié par
la Renaissance avec l’invention de l’imprimerie, suivie de la période classique
avec ses académies, puis de l’époque moderne dont la traduction conceptuelle encore
un peu floue pourrait bien évoluer, selon son auteur, vers une disparition de
l’homme qui « s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable »
(Michel Foucault, Les mots et les choses,
Gallimard, Paris,1966). Cette période moderne pourrait aussi être en train
d’évoluer, comme le suggèrent les organisateurs du colloque, vers une mutation
numérique, dont on peut observer aujourd’hui les conséquences pour le document,
et sur laquelle ils interrogeaient les intervenants. Je m'interroge, pour ma part, sur la pertinence de cette notion de "numérique" qui devrait selon moi céder la place à celle d' "électronique".
En s’appuyant sur la notion d’épistêmê aristotélicienne, pour s’intéresser au rôle du document
numérique dans un système d’information au regard du processus de construction
de sens dans la mémoire, ma communication se proposait d’éclairer cette période
moderne, d’un œil nouveau à l’aide de lumières antiques. Le document est en
effet au cœur de ces grandes « révolutions culturelles et cognitives »
décrites par un autre philosophe, Michel Serres, qui ont débuté avec
l’invention de l’écriture suivie beaucoup plus tard de l’imprimerie puis plus
récemment des technologies numériques, affectant le « couplage entre un
support et un message » dont la « quadruple caractéristique (stocker,
traiter, émettre et recevoir de l’information) » est « commune aux
sciences humaines et aux sciences dures ».
En introduisant mon intervention à Athènes, je
m’interrogeais sur l’expression « document électronique ». Celle-ci,
qui avait probablement été adoptée au siècle précédent lors de la première
édition du colloque, semblait en effet passée de mode à l’heure où le tout
numérique s’impose à tout ce qui caractérise la vie moderne et donc,
aujourd’hui, au document comme à l’épistémè foucaldienne. Mon intuition
m’incitait à préférer l’expression passée de mode. Je tente ici de m’en
expliquer.
À Partir de l’interprétation des épistémès
foucaldiennes présentées dans ma communication, et en respectant l’esprit de l’épistêmê aristotélicienne, on peut
tenter de prolonger dans le temps à la manière de Foucault cette notion, tout en
la replaçant dans le cadre de ces grandes révolutions culturelles et cognitives
proposées par Michel Serres et en évitant toutefois le piège de la fin de
l’homme. Il faut pour cela, me semble-t-il, tenter de combler ce fossé
institutionnel qui s’est creusé après l’époque
classique entre « sciences dures » et « sciences
humaines », depuis que l’époque
moderne, dominée par une technique triomphante, a entrepris d’écarter la
philosophie du champ de la science au profit des sciences humaines qui prennent
pour objet l’homme en ce qu’il a d’empirique. Si on s’interroge d’ailleurs sur
la traduction moderne du concept
foucaldien, en se souvenant de l’opposition entre classiques et modernes
qui avait encore cours au XXe siècle, à l’époque où Foucault
publiait Les mots et les choses, et
que les études littéraires (les humanités) relevaient de la filière d’éducation
dite classique tandis que les études
dites scientifiques, relevaient de la filière moderne, on comprend ce désir de Michel Serres de faire en sorte
qu’il n’y ait pas d’un côté « des gens de culture » (les classiques) et de l’autre, « des
savants incultes » (les modernes).
Le XXIe siècle marque selon moi le passage
à une nouvelle épistémè qui peut être envisagée dans la perspective des
transitions précédentes, en se laissant guider par l’épistêmê d’Aristote. Le passage de la Renaissance à la période
classique, caractérisé par un essor de la technè
liée à l’invention de l’imprimerie (poïésis),
a apporté ordre et méthode (praxis) à
l’observation (theôría). Celui de la
période classique à la période moderne, caractérisé par un essor spectaculaire
de la technè liée à
l’industrialisation (poïésis), nous a
conduit au doute, à la critique et à une remise en question de nos méthodes (praxis). Comme les précédents, le
passage à une nouvelle période au tournant du millénaire se caractérise par un
essor foudroyant d’une nouvelle technè
liée aux technologies numériques, qui doit nous inciter à revenir, dans une
sorte de boucle de rétroaction, à l’observation (theôría) directe avec sagesse (sophia)
pour améliorer nos méthodes (praxis)
avec prudence (phronesis), dans une
seule et même démarche scientifique calquée sur l’épistêmê aristotélicienne orientée par la doxa dont nous avons vu qu’elle est complémentaire.
Cette proximité entre l’épistêmê et la doxa, doit
nous conduire à remettre la pensée et la langue qui la génère à leur place dans
le processus de construction de sens. Celle-ci n’est pas celle du savoir ni
celle de la connaissance, ni encore moins celle de la donnée, mais plus
largement celle de l’information qui éclaire le fragile processus d’élaboration
de la décision dans l’action. La doxa
y joue un rôle important qui ne se satisfait pas du calcul et des algorithmes
ou de la seule informatique.
Un algorithme est un outil numérique qui conditionne
le calcul et fait de la mémoire des ordinateurs, comme d’ailleurs de la mémoire
animale, un système informatique dédié au traitement des données. La langue
est, quant-à-elle, un outil que l’on pourrait dire « analogique »
pour indiquer le fait qu’elle procède par analogies, c’est-à-dire en
entretenant un rapport de ressemblance avec les objets qu’elle décrit. C’est
elle qui conditionne la pensée et fait de notre mémoire spécifiquement humaine
un système analogique dédié à l’exploitation d’une information s’avérant bien
plus riche que la simple donnée. Sans préjuger des progrès des outils
algorithmiques dans les années à venir, particulièrement en matière de
visualisation des données, d’intelligence artificielle et
« d’apprentissage profond » ou de codage de la signification linguistique,
je me fonde sur l’hypothèse philosophiquement rassurante que le processus de
décision dans l’action sera toujours mû par une volonté humaine qui fait sens
et intervient tout au long des opérations d’exploitation de l’information, même
lorsque celles-ci sont fortement automatisées.
Contrairement au traitement des données numériques,
qui est juste une affaire de calcul somme toute assez élémentaire même si les
algorithmes associés peuvent être terriblement sophistiqués, l’exploitation de
l’information est un travail d’une grande complexité qui, s’il se fonde bien
sur les faits délivrés par le traitement élémentaire des données, s’organise
autour de leur interprétation en s’appuyant sur la pensée. À la différence des
données qui sont numériques, la pensée est analogique, et le document
électronique qui la porte doit être distingué du simple fichier numérique. Ce
dernier est au document électronique ce que le papier est au livre, un simple
support physique sans aucune fonction cognitive propre.
Au tournant du troisième millénaire marqué par le
règne de l’électronique, la nouvelle épistémè serait ainsi plus analogique que
véritablement numérique. À l’heure du tout numérique impactant l’ensemble du
paysage technologique moderne, jusqu’au document et à l’épistémè moderne ou
post-moderne, il faut donc bien s’interroger sur la pertinence d’expressions
telles que « document numérique » ou « épistémè
numérique ». En préférant le document numérique au document électronique,
on accrédite cette idée profondément réductrice, qu’il ne véhiculerait que des
données. L’épistémè qu’il contribuerait à diffuser serait alors également
numérique, son traitement uniquement une affaire d’algorithmes, et les datas ou les calculateurs qui les
exploitent pourraient envahir les espaces de décision jusqu’à ce que l’homme en
soit exclu, s’effaçant « comme à la limite de la mer un visage de sable »
et donnant ainsi corps à cette prédiction funeste de Michel Foucault.
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