vendredi 24 mai 2024

Le cycle du renseignement, l’officier traitant et la documentation

Je quitte momentanément les implications politiques des concepts théoriques associés à l’information, pour revenir un instant sur des considérations plus académiques autour du renseignement, de la documentation et du rôle essentiel de l’humain dans le fonctionnement de son cycle, si souvent décrié et si peu pris en considération par la « Tech » pour la conception de systèmes d’information innovants. Cette parenthèse académique a pris la forme d’une petite vidéo (19’) dont le texte qui suit est le verbatim. Elle est susceptible d’intéresser tous ceux qui travaillent à l’innovation en matière d’exploitation du renseignement, ou plus largement, de l’information, en s’attachant autant, sinon plus, à la méthodologie qu’à la technologie.

Vidéo

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Petite variation académique à trois temps, sur le thème du renseignement de documentation au 21ème siècle. À l’attention des professionnels de l’information en quête d’innovations, pour accompagner les profonds bouleversements attendus de la transformation numérique en cours, et de son impact sur l’information au gré de la dématérialisation de son support ;
par Francis Beau, docteur en Sciences de l’Information et de la Communication  

 

Trois temps donc, qui s’enchainent tout naturellement, mais dont l’étude académique ne retient souvent que les premiers pas :

- l’approche organique la plus communément représentée, qui décrit les grandes fonctions du renseignement susceptibles d’organiser les services ;

- l’approche opératoire quant à elle moins souvent abordée, qui se focalise sur les opérations intellectuelles de traitement de l’information, analyse puis synthèse, par des opérateurs ;

- et l’approche physique très rarement envisagée par les études de renseignement, qui s’intéresse plus au traitement physique des objets constitutifs de l’information (données, connaissances, savoir et renseignement), produits de la pensée humaine, certes intellectuels, mais portés par un document, quant à lui, bien physique.

L’étymologie du mot nous rappelle le lien indéfectible que le document entretient avec le renseignement, mais on y reviendra. Cette dernière approche, l’approche physique, est en effet la seule, je dis bien la seule, qui permette aux concepteurs de systèmes d’information pour le renseignement, de disposer d’un modèle théorique de la fonction, suffisamment pertinent pour répondre aux vrais besoins de la communauté du renseignement et, plus largement de la communauté opérationnelle qui l’emploie.

Le traitement physique de l’information y joue un rôle clé. La numérisation de son support, dernier temps sans doute, des trois grandes ruptures technologiques ayant rythmé son histoire millénaire, est en particulier porteuse d’un potentiel d’innovation encore très largement insoupçonné.

En attendant, ce que le manuel du parfait petit analyste du siècle passé nous a tous appris, c’est cette vision du cycle… , ou, non plutôt celle-là, les approches organique et opératoire, sans l’approche physique.

Si l’on en croit cet universitaire américain, expert en études de renseignement, et professeur de stratégie à l’US Army War College, il semble bien, pourtant, que cette vision ait pris un petit coup de vieux académique au 21ème siècle :

Let's Kill The Intelligence Cycle.

I want it dead and gone, crushed, eliminated. I don't care, frankly, what we have to do. Remove it from every training manual, delete it from every slide, erase it from every website. Shoot it with a silver bullet, drive a wooden stake through its heart, burn the remains without ceremony and scatter the ashes.

(Kristan J. Wheaton, Sources and methods, Institute for Intelligence Studies, Mercy Hurst University, Pennsylvania, 2012).

… « Je veux le voir mort et enterré », …, …. « enfonçons-lui un pieu en bois dans le cœur, brûlons ses restes sans cérémonie », …., « et dispersons ses cendres ! » 

En réalité, il y a deux moyens assez sûrs de le tuer ce foutu cycle, certes avec un peu moins de sauvagerie que les intelligence studies américaines, mais avec tout autant de détermination. Il suffit pour cela, de ne retenir que les deux premiers temps de cette variation, les approches organique, puis opératoire, sans aborder, voire même simplement esquisser son troisième temps pourtant si fondamental, l’approche physique.

L’approche organique tout d’abord. Elle décrit, on l’a vu, les grandes fonctions du renseignement susceptibles de structurer les services. Tout ce qu’elle peut nous proposer, en l’état, c’est un bel organigramme.

La fonction orientation y disparaît alors au profit d’une fonction d’animation directement rattachée à la direction, avalant du même coup la fonction diffusion. Le cycle est ainsi éclaté façon puzzle, d’une manière que les intelligence studies ne renieraient sans doute pas.

C’est probablement pour éviter ce piège, que les anglosaxons ont souhaité compléter le tableau avec l’approche opératoire, focalisée quant-à-elle, on l’a vu, sur les opérations de traitement de l’information, analyse puis synthèse. Ce cycle, il fallait bien le faire tourner ! C’est un opérateur situé au cœur du dispositif, qui avec son intelligence, va pouvoir l’animer en orientant ses sources.

Pour autant, le seul couple analyse/synthèse, peut-il suffire à la précision nécessaire pour décrire méthodiquement, le fonctionnement de ce fameux cycle ? Bien sûr que non ! La synthèse, par nature peu exhaustive, ne se prête guère en effet à une orientation, susceptible de produire un renseignement assez détaillé et complet pour réenclencher efficacement le cycle.

L’orientation disparaît alors, entraînant avec elle l’animation.

La synthèse, qui est par essence réductrice, produit ainsi une information, propre à la délivrance d’un enseignement qui ne sera malheureusement jamais un renseignement, faute de pouvoir relancer un nouveau cycle, permettant d’affiner ou d’actualiser l’information ainsi obtenue. On comprend mieux dès lors, pourquoi les anglosaxons souhaitent se débarrasser de ce modèle théorique encombrant, qu’ils jugent totalement dépassé !

Selon cette approche en effet, pourtant dite opératoire, le cycle ainsi amputé, s’avère, on le voit bien, parfaitement inopérant. Il est d’autant plus inopérant d'ailleurs, que l’opérateur, situé au cœur du dispositif et censé animer le cycle, est paradoxalement affublé par les mêmes anglosaxons, du curieux nom « d’analyst », qui discrédite quelque peu l’opération de synthèse si l’on accorde un tant soit peu d’importance au sens des mots.

En désignant ainsi en effet la cheville ouvrière de notre cycle, ce nom que nous avons malheureusement adopté en français, semble indiquer que cette opération de synthèse, faisant le lien entre la production de l’information et la transmission d’un enseignement, peut s’effacer au profit de l’analyse. La fonction de diffusion disparaît alors à son tour, entraînant avec elle toute velléité d’enseignement et toute production d’information. Le travail de l’analyste dont on voudrait qu’il s’exerce en réseau, se trouve ainsi bien isolé et devient dès lors totalement inutile.

« Et pourtant » ! Comme aurait dit Galilée à propos d’un autre objet tournant, « il tourne » ce bon vieux cycle ! Ces deux approches, organique puis opératoire, sont certainement utiles pour organiser un service, ou bien encore former des opérateurs au traitement de l’information, mais elles s’avèrent parfaitement inutiles pour modéliser la fonction renseignement et les méthodes d’exploitation de l’information, afin de concevoir des systèmes d’information modernes, qui soient utiles aux échanges et à la mise en œuvre d’une véritable intelligence collective.

Seule l’approche physique en effet, s’avère capable de nous offrir un modèle théorique efficace, permettant de concevoir un système d’information pour le renseignement, qui soit une véritable intelligence collective, adaptée au fonctionnement d’une communauté opérationnelle en réseau.

Elle s’intéresse plus, on l’a vu, cette approche, au traitement physique des objets manipulés par l’opérateur.

Cet opérateur on va le nommer, en évitant bien sûr le terme d’analyste utilisé par les anglosaxons, et dont on a vu qu’il était bien trop réducteur. Parce que son office est justement le traitement de l’information afin d’en faire du renseignement, on va adopter un nom qui nous paraît plus pertinent, celui d’officier traitant. Quelles que soient les sources traitées qui sont toujours d’origine humaine, donc de nature intellectuelle, ce sont bien des objets physiques, des sources documentaires que cet opérateur va être amené en fin de compte à traiter pour animer le cycle. Nos objets informationnels, données, connaissances, savoir puis renseignement, sont en effet portés par un support physique, le document, qui est la pièce maîtresse de ce cycle, omniprésente tout au long du processus.

L’étymologie du mot, on l’a vu également, du latin documentum « enseignement », nous rappelle le lien indéfectible que cet outil plurimillénaire entretient avec le renseignement, depuis l’antique tablette sumérienne, jusqu’à la tablette digitale contemporaine, en passant par l’imprimé ou n’importe quel manuscrit.

Soumis, donc, aux grandes mutations technologiques de l’histoire des hommes, sa forme physique a profondément évolué, mais sa fonction d’outil de capitalisation et de partage de l’information (données, connaissances puis savoir), n’a, quant à elle, pas changé.

La numérisation du document, ce support physique éternel de l’information, va nous permettre de concevoir une véritable intelligence collective, à l’image de nos intelligences individuelles, dans ce pas à trois temps si caractéristique du travail de la mémoire humaine : recueil des données, acquisition des connaissances puis production d’un savoir.

Ce savoir, encore individuel, permet néanmoins d’échanger alors, avec toute une communauté opérationnelle, en fonction bien sûr, du besoin d’en connaître de chacun. Ce sont ces échanges qui vont nous permettre d’enclencher un nouveau cycle, avec une collecte massive de nouvelles données, un partage individualisé des connaissances, puis la mise en œuvre d’un savoir personnalisé, engageant une prise de décision intelligente dans l’action. Notons au passage que cette décision, qu’elle soit attachée à la validation d’un renseignement ou plus directement à l’action opérationnelle, est une affaire éminemment solitaire engageant la responsabilité d’un rédacteur ou d’un chef, qui quant à elle ne se partage pas.

En affectant le couplage entre un support et un message par le biais du document, objet physique, dont la triple caractéristique est de recevoir, capitaliser et émettre de l’information, ce sont deux grands sauts technologiques qui ont été à l’origine des deux plus grandes révolutions culturelles et cognitives de l’histoire de l’humanité.

Avec l’écriture, il y a plus de 3000 ans, sont apparus progressivement l'État fondé sur un droit écrit stable, la monnaie remplaçant le troc, la géométrie et les grandes religions monothéistes.

Avec l’imprimerie ensuite, il y a quelques siècles, ont émergé tout aussi progressivement la comptabilité, la banque, le capitalisme, la science expérimentale, la démocratie moderne, et la Réforme dans le monde chrétien.

Si ces deux immenses révolutions ne se sont donc pas déroulées en un jour, loin de là, elles ont néanmoins toutes deux, pour cause première, une rupture technologique affectant le document, qui a profondément modifié l’usage de l’information, la transmission des savoirs et la pédagogie.

C’est à une troisième révolution de la même ampleur que nous assistons aujourd’hui, avec pour cause première l’apparition des technologies numériques. S’il est donc encore bien difficile d’imaginer tous les changements qu’elle va occasionner, il est en revanche bien plus facile de réaliser l’importance des bouleversements qui attendent encore nos méthodes de traitement de l’information, de pédagogie ou d’enseignement.

Ces changements, auxquels nous devons sans aucun doute nous préparer, impacteront donc directement nos pratiques du renseignement de documentation et, bien évidemment aussi, la conception de systèmes d’information pour le renseignement capables de s’adapter à cette nouvelle forme physique de l’information. Ces systèmes devront profiter des immenses possibilités offertes par la numérisation de son support, probablement plus d’ailleurs que par celle de son contenu. En effet, si l’intelligence artificielle qui accompagne cette numérisation, s’avère de plus en plus performante pour traiter une masse de données toujours plus importante en entrée, grâce au calcul, ces données ne représentent malheureusement qu’une première partie de ce contenu. Cette intelligence, qui n’est qu’artificielle, demeure en réalité très peu convaincante (et le mot est faible), pour organiser en responsabilité, l’acquisition de connaissances partagées puis, la production d’une pensée collégiale, elle-même guidée par une intention commune, et créatrice de savoirs incarnés par des autorités dûment reconnues. C’est donc une autre sorte d’intelligence, une intelligence documentaire, pourrait-on dire, que la numérisation du support de l’information devra nous inciter à mettre en œuvre. Cette intelligence documentaire sera collective et reposera sur l’organisation d’une documentation faisant office de mémoire / partagée………

Voilà, c’est à ce besoin d’innovation de plus en plus criant, que souhaitait répondre cette petite variation académique à 3 temps autour du cycle du renseignement, versions organique, opératoire, puis physique, pour la mise en œuvre d’une intelligence / documentaire, porteuse d’information, "en forme" successivement de donnée, de connaissance ou de savoir.

Ses développements théoriques, mais également et surtout pratiques ou méthodologiques, sont au cœur de mes travaux, dont l’essentiel est décrit dans ma thèse de doctorat soutenue en 2019 sur le renseignement au prisme des sciences de l’information.

Tous ceux qui réfléchissent à la conception de systèmes d’information innovants pour le renseignement pourront y trouver une modélisation réaliste des méthodes de mise en œuvre d’un renseignement de documentation. Cette modélisation fondée sur une approche originale du cycle, semble être la seule, l’expérience de ces 20 dernières années nous le confirme chaque jour un peu plus, la seule donc, à même de permettre l’adaptation des outils aux immenses bouleversements annoncés par cette troisième révolution culturelle et cognitive dont nous ne connaissons aujourd’hui que les premiers balbutiements. Ces outils seront bien entendu technologiques afin d’améliorer sans cesse le traitement des données, mais aussi et surtout méthodologiques pour l’acquisition et le partage de connaissances, puis l’élaboration et la transmission de savoirs intelligents. Le Système d’Information du Renseignement de demain devra pouvoir enfin, profiter pleinement de la numérisation de son support documentaire en se concentrant plus sur les pratiques d’exploitation d’un renseignement de documentation en réseau que sur les opérations intellectuelles de traitement de son contenu, qui quant à elles, n’ont rien de nouveau, puisqu’elles remontent à la nuit des temps. L’expérience des spécialistes du renseignement de documentation peut et doit ainsi contribuer à l’innovation en s’appuyant autant sur les sciences de l’ingénieur et la puissance du calcul, que sur les sciences humaines et les richesses de la pensée.

C’est peut-être ce à quoi songeait le professeur Philippe Dumas, membre de mon jury de thèse dont il était rapporteur, lorsqu’à la fin de ma soutenance, il me proposait d’inverser l’intitulé de mon travail : au lieu d’étudier « le renseignement, au prisme des sciences de l’information », il considérait en effet qu’il pourrait être intéressant d’aborder à l’inverse, « les sciences de l’information, au prisme du renseignement ». Les sciences de l’information et de la communication, qui relèvent des sciences humaines, seraient alors envisagées, à leur tour, au prisme du renseignement et de son fameux cycle, et pourraient ainsi participer efficacement à l’innovation en matière de systèmes d’information. C’est là, j’en suis convaincu, le seul moyen sérieux de concevoir des systèmes d’information adaptés au traitement d’une documentation, susceptible de véhiculer les produits de la pensée humaine avec intelligence, tout en s’appuyant sur les sciences de l’ingénieur pour traiter des données massives, sans pour autant se laisser griser outre mesure par les mirages algorithmiques de l’intelligence artificielle.

Merci donc, pour l’écoute que vous avez bien voulu m’accorder. Je l’imagine parfaitement, animée par ce bel élan également en trois temps à l’origine de toute pensée : curiosité sans doute au début, attention j’en suis sûr ensuite, intérêt enfin ? peut-être ! En tout cas, je le souhaite ardemment, en particulier si vous êtes impliqués d’une manière ou d’une autre dans la définition, la conception le développement ou la mise en œuvre de systèmes d’information. La prise en compte académique de ce troisième temps que la pratique documentaire impose à l’étude du cycle du renseignement, ne serait certainement pas un luxe pour sortir de ce désenchantement qui nous accable, après des décennies de piètres avancées en la matière.

Le renseignement de documentation est en effet un vrai métier qui attend toujours ses champions de la Tech et de l’innovation, rompus à la rigueur du calcul, mais aussi aux lumières des humanités, passées bien entendu par le prisme des Sciences de l’Information et de la Communication.

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