dimanche 10 mars 2024

de l'intérêt des nations, du "droit des gens" ou des droits de l’homme, du droit international et des frontières (T36)

« Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts » (Montesquieu, De l’esprit des lois, II, 3, 1748).

Quel peut bien être l’intérêt pour notre nation, d’engager des dépenses loin d’être négligeables à l’aune des besoins urgents de nos grands services publics, pour fournir des armes, des munitions et des conseillers militaires à l’Ukraine en guerre contre la Russie ? La question mérite sans aucun doute d’être posée, comme beaucoup d’autres en matière d’intérêt général, objet fondamental de toute conscience politique susceptible d’orienter efficacement le bon gouvernement des peuples.

Les réponses qui y sont données sous le feu de l’actualité dramatique du conflit ukrainien nous donne l’occasion d’essayer de cerner un peu mieux ce concept d’intérêt national en approfondissant la question posée. Peut-on persister, sans "nuire aux véritables intérêts" de notre nation, à infliger une batterie toujours plus conséquente de sanctions économiques à la Russie, sans grands résultats apparents pour son économie qui semble parfaitement s’en accommoder, mais avec des conséquences importantes pour la nôtre en matière d’énergie notamment. Le "droit des gens" dans notre pays ne mérite-t-il pas d’être respecté en passant par une loi disposant que notre soutien à l’Ukraine doit être impérativement fondé sur ce principe de non préjudice à nos "véritables intérêts" ? Alors que ce soutien inconditionnel n’a jamais été remis en question depuis plus de deux ans que dure cet effroyable gâchis humain, n’est-ce pas le rôle de notre représentation nationale d’en débattre, quand notre président, chef des armées, semble parfois aller jusqu’à envisager d’engager des troupes françaises sur le champ de bataille ? Doit-on, comme ce dernier l’annonce, « tout mettre en œuvre pour que la Russie », première puissance nucléaire de la planète, faut-il le rappeler, « ne puisse gagner » une "guerre" que nous la voyons mener sans même l’avoir déclarée ?

Quel est le "véritable intérêt" de la France, dans ce conflit meurtrier entre deux peuples frères, de mœurs et de cultures respectives très proches, mais par bien des côtés si différentes des nôtres ? Celui de tout mettre en œuvre pour que le combat se poursuive jusqu’à épuisement final d’un des deux belligérants, sans même envisager, contre toute logique, en particulier celle du nombre, que cet épuisement puisse être celui de la petite Ukraine, que nous soutenons contre l’immense Russie, que nous voulons à tout prix empêcher de gagner ? Ou bien plutôt celui de tout mettre en œuvre pour que les deux partis se mettent enfin d’accord pour vivre en paix, en respectant le droit des peuples, et notamment des populations russophones du Donbass et de Crimée, à disposer d’eux-mêmes en toute indépendance ? La réponse me semble être dans la question !

Le temps est peut-être venu d’accepter l’évidence de cette réponse, alors que le soutien inconditionnel des États-Unis d’Amérique semble de moins en moins sûr, et que les peuples d’Europe de l’Ouest, nous le savons maintenant si nous en doutions, ne sont pas prêts à mourir pour le drapeau ukrainien. On peut s’en désoler et tout mettre en œuvre pour redonner à nos concitoyens le courage de se battre pour des causes même désespérées, mais encore faut-il que celles-ci soient suffisamment nobles pour qu’ils acceptent d’y sacrifier leur propre vie ou celle de leurs enfants, tandis que les Européens de l’Est semblant plus vaillants, ne songent quant à eux qu’à se réfugier en dernier recours derrière le bouclier nucléaire américain en acceptant un protectorat de fait dont la solidité, loin de leur être garantie, repose sur des raisons qui ne sont pas dénuées d’intérêts beaucoup moins nobles. Ce protectorat dont l’OTAN est l’incarnation désormais revigorée après avoir été jugée « en état de mort cérébrale », demeure en effet bien trop dépendant des élections américaines pour s’avérer fiable. Quoi qu’il en soit, et sauf à prendre le risque d’une montée aux extrêmes bien dangereuse pour nos démocraties peu préparées à affronter de telles situations dramatiques, il semble urgent de pousser sérieusement les protagonistes à la négociation, tant qu’un certain équilibre des forces peut encore être défendu, avant d’en être réduit à abandonner l’Ukraine en rase campagne, acculée à traiter en position de plus grande faiblesse avec la Russie.

Il faudrait pour cela obliger le président ukrainien à négocier avec le président russe, en indiquant clairement au premier que nous ne pourrons pas continuer à financer sa guerre plus longtemps, tout en donnant au second des gages de sécurité en opérant par exemple un recul significatif des forces de l’OTAN positionnées sur le flanc ouest de la Russie et en s’engageant à garantir la neutralité de l’Ukraine. Mais ce serait là pour les occidentaux un difficile revirement après tant d’années d’ingérence dans les affaires ukrainiennes et de conflit larvé entre les États-Unis et la Russie. Que le régime de Poutine nous plaise ou non, que l’entrée de ses soldats sur le sol ukrainien soit considérée comme une agression caractérisée au regard du droit international, ou comme une "opération spéciale" destinée à protéger les populations russophones du Donbass, il faudra bien en venir à respecter le "droit des gens fondé sur ce principe" de ne pas "nuire" aux intérêts des nations qui est aussi celui de l’ensemble de la communauté internationale, soit l’intérêt général.

Dans un conflit entre États souverains, comme c’est le cas de celui que nous avons pris comme exemple pour débattre ici de l’intérêt national, c’est bien de l’intérêt général englobant celui de chaque État partie prenante au conflit qu’il s’agit. Mais, ce dont Montesquieu nous parle en réalité, en insistant sur la nécessité de « ne pas nuire » à cet intérêt national, c’est bien du « droit des gens », on dirait aujourd’hui des « droits de l’homme », qu’il place au cœur des relations tumultueuses faites de « guerres » et de « paix » entre des « nations diverses ». Le droit international qui est censé régler ces relations entre États souverains, devrait permettre ainsi de fonder le « droit des gens » sur « ce principe » de ne pas nuire aux « véritables intérêts » des « diverses nations », « dans la paix » comme « dans la guerre ». Si l’on prête une quelconque attention à l’auteur de De l’esprit des lois, c’est donc au regard de ce "droit des gens" que tout le droit international devrait être pensé. C’est en particulier à l’aune du "droit des gens" que la sacrosainte intangibilité des frontières doit être méticuleusement pesée. On l’invoque sans cesse, mais il faut bien prendre conscience qu’elle ne repose que sur les sables mouvants de nationalités lentement sédimentées dans le cours tumulteux de l’histoire des hommes, qui demeurent aujourd’hui encore hautement instables dans de nombreuses parties du globe.

Quelles que soient les revendications des différentes communautés impliquées dans les nombreux conflits frontaliers qui subsistent sur notre planète, il devient urgent de réaliser que « la guerre entre États » dotés de l’arme nucléaire ne peut plus être raisonnablement envisagée au XXIème siècle comme « le prolongement de la politique par d’autres moyens ». En pointant l'impossibilité conceptuelle de poser des limites à « la guerre entre États », dont les conflits mondiaux du XXème siècle nous ont confirmé le caractère « absolu » ou « total » incontournable, les « moyens » dont nous parlait Clausewitz au XVIIIème, passaient en effet par l’usage de la force. Mais quand cette force devient atomique, la montée aux extrêmes est alors immédiate, et l’issue du conflit s’avère inévitablement dramatique en impliquant la destruction mutuelle des deux camps.

Les deux terribles holocaustes qui se sont succédés sur le sol européen à 20 ans d’intervalle, suivis de la fin des empires coloniaux et du fait nucléaire ont eu pour effet de geler les frontières, dans un équilibre de la terreur créé par la confrontation mondiale entre deux grands blocs idéologiques, le monde occidental démocratique et le monde soviétique totalitaire. L’émergence d’un monde unipolaire dominé par le camp occidental à la fin de la guerre froide gagnée par KO économique de son adversaire soviétique a permis le dégel de certaines frontières durant les deux décennies qui ont suivi, au gré des intérêts de la seule puissance désormais en lice. Habilement revêtus des habits moraux des droits de l’homme érigés, dans une sorte de croisade démocratique planétaire, en véritable religion, la satisfaction de ces intérêts est aujourd’hui mise à mal par le retour progressif à un monde multipolaire qui a interrompu ce dégel en sanctuarisant à nouveau ces frontières un temps unilatéralement retouchées.

L’arme atomique associée à l’émergence de nouvelles puissances économiques rivalisant avec la puissance du bloc occidental, a ainsi profondément modifié les équilibres géopolitiques entre les grandes nations adossées à des puissances nucléaires. La sanctuarisation des frontières nationales héritées de l’histoire agitée du siècle précédent ne peut en aucun cas servir dans un tel contexte, de base unique et incontestable au droit international. Dans l’état actuel du monde, encore durablement régi par les intérêts nationaux, en l’absence de cette nouvelle forme d’organisation du monde de demain dont rêvait Jean Monnet, ce droit international doit être plus attentif au « droit des gens » défendu par Montesquieu et fondé sur les « véritables intérêts » des « nations » relevant plus largement de l’intérêt général, qu’à cette religion des droits de l’homme que l’occident voudrait universelle en l’imposant unilatéralement au reste du monde. Cette sorte de démocratie universelle dont l’Europe n’était aux yeux de Jean Monnet, qu’une étape avant d’envisager son extension à l’échelle planétaire, semble en effet encore bien loin de pouvoir servir d’exemple.

Information scientifique et intelligence collective : un langage documentaire universel, pour une approche scientifique du sens de l’État guidée par une conscience politique partagée, au service de l’intérêt général (Terminologie 36). 

1 commentaire:

  1. Bravo ! Analyse intéressante de cette crise et de l’applicabilité du droit international moderne aux conflits d’intérêts entre puissances dotées.

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