lundi 1 décembre 2014

"Intelligence économique et Renseignement" De quoi parle-t-on ?


La question peut sembler triviale ou ésotérique selon que l’on redoute une énième discussion sur le sexe de l’ange "Intelligence" ou une remise en cause trop conceptuelle d’une discipline dont les applications concrètes doivent désormais s’imposer. Elle est pourtant fondamentale et parfaitement légitime.
Elle est fondamentale, car y répondre, c’est d’emblée lever tous les malentendus qui handicapent le concept d’intelligence économique et font que ses applications pratiques peinent parfois à s’imposer.
Elle est légitime car se la poser, ce n’est pas remettre en cause, loin s’en faut, l’énorme travail accompli par les pères fondateurs de l’IE et leurs disciples. Se la poser, c’est simplement constater les difficultés rencontrées par l’IE dans l’entreprise et admettre que celles-ci peuvent être, en partie au moins, dues à certains malentendus. Se la poser, c’est tenter d’identifier ces malentendus, qui ne portent pas d’ailleurs à proprement parler sur le concept d’IE, mais plus fondamentalement sur celui de renseignement.


Premier malentendu : renseignement et recueil du renseignement 

Comment expliquer cette confusion (largement entretenue) entre renseignement et espionnage ? Je ne sais pas si elle est délibérément "entretenue" (pourquoi le serait-elle ? et par qui ?), mais il est vrai qu’elle est largement répandue et qu’elle se maintient contre vents et marées, malgré tous les efforts de communication autour de l’Intelligence économique et de son caractère parfaitement légal. Peut-être est-ce lié à l’utilisation de cet anglicisme "intelligence", soupçonné de chercher à masquer d’emblée le renseignement qui du coup devient à son tour suspect de camoufler l’espionnage. Il y a probablement aussi d’autres raisons que l’on identifiera par la suite.
La distinction entre renseignement et recueil du renseignement (la plupart du temps assimilé à l’espionnage) est essentielle. 
D’un côté, le renseignement s’élabore tout au long d’un processus complexe. Celui-ci est fait de nombreuses rétroactions, souvent représentées sous forme d’un cycle, un peu artificiellement décomposé en plusieurs phases et sous-phases : recherche (orientation et recueil), traitement (analyse, capitalisation et synthèse), communication (transmission, diffusion ou mise à disposition).
De l’autre côté, l’espionnage n’est qu’un moyen de recueil de l’information. Il est largement utilisé pour les besoins d’un certain type de renseignement en environnement hostile, et se pratique dans la clandestinité.
Cette dissociation répond donc à une double nécessité. D’abord, la nécessité évidente de bien observer une frontière claire entre activités "ouvertes" et actions clandestines. Ensuite, celle qui résulte de la nécessaire distinction entre recherche et recueil. Le recueil n’est que la phase ultime de la recherche (après l’orientation et l’exploitation des sources), qui n’est elle-même que la première étape du processus d’élaboration du renseignement. Espionnage et renseignement sont deux choses distinctes qui ne peuvent en aucun cas être confondues, même si l’une peut être utilisée par l’autre.
Confondre espionnage et renseignement, c’est un peu comme confondre des phares antibrouillard avec la conduite automobile. De la même manière que la conduite automobile peut se pratiquer sans antibrouillards, le renseignement se pratique sans nécessairement faire appel à l’espionnage, et pas plus que les antibrouillards ne font la conduite automobile, l’espionnage ne fait le renseignement.
Deuxième malentendu : renseignement et exploitation du renseignement

Le directeur du Centre de lutte antiterroriste (NCTC) et le directeur du Renseignement national (DNI), s’exprimant tous deux devant la commission d’enquête du Sénat américain en janvier 2010, pour expliquer comment ils n’avaient pas réussi à empêcher ce jeune Nigérian bardé d’explosifs de monter dans un avion le jour de Noël, reconnaissaient que les informations n’avaient pas été « mises en corrélation », et qu’ils avaient tous travaillé sans savoir « qui était au bout de la chaîne de décision ». Le renseignement était bien là, mais était resté inexploité.

L’exploitation est le parent pauvre de la recherche universitaire en matière de renseignement. Cette carence en matière de recherche n’est pas sans conséquences sur les fondements théoriques de la discipline, dont la faiblesse est à la source de la plupart des dysfonctionnements imputables ou imputés aux systèmes de renseignement. 
Partant du constat simple qu’un renseignement est une information exploitée pour répondre à un besoin de savoir pour agir, il est essentiel d’observer que la fonction renseignement est avant tout une fonction d’exploitation.
La plupart des manuels présentent la fonction exploitation sans s’y attarder, coincée dans un cycle du renseignement aussi peu praticable que conceptuellement séduisant, entre l’orientation et la diffusion. Ces deux dernières fonctions (orientation et diffusion) y apparaissent comme les prérogatives de têtes pensantes idéalisées, que notre culture naturellement centralisatrice du commandement place au sommet d’une hiérarchie nécessaire mais souvent paralysante. Dans la pratique, l’exploitation se confond en réalité avec la fonction renseignement, décrivant intégralement le cycle du même nom qu’elle anime de bout en bout (orientation des sources, élaboration et mise à disposition du renseignement). C’est le cœur de métier du renseignement.
La tentation est pourtant toujours grande d’oublier l’exploitation, cette fonction essentielle qui fait toute la valeur du renseignement, pour s’intéresser plus à son domaine d’application, qu’il soit politique, économique, militaire ou sécuritaire (anticipation, stratégie, sécurité). Un analyste américain, ancien de la CIA, déplore de manière un peu grivoise cette carence du renseignement : « le recueil sans exploitation, nous dit-il, c'est comme des préliminaires sans orgasme, juste un peu plus de frustration ! »
Troisième malentendu : renseignement et sécurité 
Une autre explication de cette confusion courante entre renseignement et espionnage vient de cette dérive sans doute inévitable, mais malheureuse, de la fonction renseignement vers un de ses domaines d’application, la sécurité, qui conduit à y intégrer le contre-espionnage et favorise l’amalgame entre renseignement et espionnage.
Il faut à tout prix éviter le mélange entre renseignement (fonction d’exploitation), et protection (fonction sécuritaire) ou contre-espionnage (fonction de sécurité régalienne). Faire cet amalgame, c’est mélanger le poison et l’antidote dans le même bocal étiqueté "Renseignement" (ou "Intelligence économique", ce qui est encore plus gênant).
Cette perception un peu floue que l'on a de la notion de renseignement, cantonnée au domaine d’application sécuritaire, et par conséquent souvent confondue avec l'espionnage, est la source de nombreuses difficultés parmi lesquelles la question du recours à la clandestinité ou à l’illégalité n’est pas des moindre.
L’espionnage, on l’a vu, doit être entendu comme une activité de recueil de renseignement à l’aide de capteurs ayant la particularité d’opérer dans la clandestinité. Mais ce registre de la clandestinité n’induit-il pas le recours à des méthodes illégales ? Dans un État de droit et en temps de paix, l’espionnage est par nature illégal. Le contre-espionnage, en revanche, est là pour lutter contre. C’est une fonction régalienne. Notons également que si l’espionnage se pratique par nécessité dans la clandestinité, toute activité clandestine n’est pas pour autant, loin s’en faut, de l’espionnage. C’est là une raison supplémentaire pour distinguer très clairement l’activité clandestine (ou activité spéciale) de toute activité de renseignement. La confusion courante entre "services de renseignement" et "services spéciaux" (ou "services secrets") est à ce titre parfaitement regrettable.
La question de savoir si toute opération clandestine est illégale s’avère plus délicate à traiter. L’infiltration par la police d’organisations criminelles est un exemple parmi d’autres d’opération clandestine confiée par un État à des "services spéciaux" pour lutter contre le crime organisé. Ces activités, qu’elles soient de l’espionnage ou non, doivent être néanmoins parfaitement définies et encadrées d’une manière ou d’une autre par la loi (soumises par exemple à l’autorisation et au contrôle des magistrats). Si donc l’action clandestine peut paraître en marge de la légalité, on ne peut cependant pas la qualifier d’illégale tant qu’elle reste pratiquée dans ces conditions-là (confiée à des services de l’État et encadrée par la loi). Il faut bien parler ici de "services spéciaux" ou de "services secrets" et non pas de "services de renseignement" car, même si la finalité d’une infiltration peut être le recueil de renseignement, ce n’est pas le renseignement qui en fait la spécificité, mais l’action clandestine, qui requiert des savoir-faire et des aptitudes particulières (spéciales), et se pratique dans le secret.
Quatrième malentendu : renseignement et stratégie
Reprenons l’exemple de l’attentat manqué sur le vol Amsterdam-Detroit du 25 décembre 2010, dont on a dit qu’il méritait d’être analysé dans le détail. Lorsque les autorités américaines apprennent du père même du jeune Nigérian son évolution vers des tendances religieuses extrémistes et l’abandon de ses études pour aller au Yémen, elles détiennent là une information importante. Au-delà de l’absence d’exploitation, ce qui a également manqué dans cette affaire, c’est une autorité stratégique ou de coordination opérationnelle, extérieure au renseignement, responsable des stratégies à mettre en œuvre contre les menaces terroristes. C’est là le domaine de la stratégie qui échappe à la compétence du renseignement. C’est probablement faute d’avoir une conscience exacte de cette distinction nécessaire entre renseignement et stratégie que la coordination n’a pas fonctionné. D’un côté, les services de renseignement n’ayant pas d’accès à un quelconque « bout de la chaîne de décision » puisqu’il n’existait pas, pensaient faire leur travail en continuant à rechercher des éléments susceptibles de conclure à l’imminence d’un attentat, de l’autre les services de sécurité ignoraient la menace puisqu’elle n’était pas jugée imminente par le renseignement, et qu’aucune autorité stratégique ou opérationnelle n’était en « bout de chaîne » pour prendre une décision.
Comment expliquer que les autorités en charge de la sécurité dans les aéroports n’aient pas été alertées afin de pouvoir imposer des fouilles approfondies à tous les passagers correspondant au signalement du jeune Nigérian suspect ? À trop confondre sécurité et renseignement comme on l’a vu, mais plus largement aussi, la fonction stratégique et la fonction renseignement qui la sert, on en arrive à faire porter au renseignement la responsabilité d’une absence de décisions qui pourtant ne lui revenaient pas. Celles-ci n’ont pas été prises faute d’une autorité opérationnelle capable d’anticiper et de décider d’une stratégie « prévoyant » l’éventualité d’une tentative d’attentat de la part d’un individu dont le renseignement avait pourtant « prévenu » du caractère suspect.
Le renseignement éclaire la stratégie mais ne doit en aucun cas empiéter sur elle.
 
Dans la démarche stratégique, le renseignement n’est que la première phase d’un processus qui en compte trois autres (conception des modes d’actions possibles, sélection du mode d’action, suivi de l’exécution), qui correspondent à des métiers ou des savoir-faire différents (planification, prise de décision, contrôle). Dans cette démarche, il n’intervient qu’en tant que fournisseur d’information auprès de ses différents clients (planificateurs, décideurs ou contrôleurs).
Cinquième malentendu : renseignement et anticipation 
Lorsque les services de renseignement américains acquièrent de source fiable la connaissance d’un individu suspecté de s’insérer dans une mouvance terroriste, elles détiennent là un renseignement d’importance. Peut-on, à partir d’un tel renseignement, prévoir l’imminence d’un attentat ? Bien sûr que non, mais on peut en revanche sans aucun doute le prévenir ou l’anticiper, c’est-à-dire devancer par exemple toute tentative de la part de cet individu d’embarquer bardé d’explosifs dans un avion. Il suffit pour cela de « prévenir » les autorités en charge de la sécurité dans les aéroports afin qu’elles puissent imposer des fouilles approfondies à tous les passagers correspondant à son signalement.
La compétence opérationnelle de l’analyste du renseignement lui permet d’anticiper ou de "prévenir" les besoins en information de ses clients, mais en aucun cas elle ne lui permet d’aller plus loin, on l’a vu, en empiétant sur leur domaine d’action. La prévision repose sur tout un ensemble de connaissances dont l’étendue dépasse celles de l’analyste. Décider, c’est prévoir (agir, c’est décider, mais également se projeter dans l’avenir, se préparer à l’affronter, donc prévoir différents champs du possible). Que reste-t-il au stratège/décideur si on lui enlève la prévision ? Seul à disposer de toutes les données du problème stratégique, il est nécessairement seul à pouvoir décider d’un scénario « prévisible » et endosser la responsabilité d’une stratégie.
Anticiper, c’est préparer l’avenir, donc devancer les évènements à venir. En un mot, c’est prévenir. Le renseignement n’est donc pas sans liens avec l’anticipation, il en est même un élément essentiel lorsqu’il sert la planification ou la décision stratégique. Mais il s’écarte toutefois de la stricte logique d’anticipation stratégique, car il n’y contribue qu’en tant que fournisseur d’information (prévention), et qu’en outre il est également utile à d’autres clients, le contrôle par exemple qui ne se soucie guère d’anticipation.
Le renseignement permet d’anticiper, de prévenir ou de préparer l’avenir, mais en aucun cas il ne permet de le prévoir. 
Prétendre que le renseignement n’éclaire pas l’avenir mais seulement le présent, c’est pour certains, "désenchanter" le renseignement ou être aux antipodes de la fameuse logique d’anticipation stratégique. S’il faut entendre par "désenchanter le renseignement" que j’en propose une vision "réaliste", alors je suis d’accord. Son sens "réel" n’échappe qu’à ceux qui le diabolisent ou l’idéalisent trop. Pour autant, ce "réalisme" ne doit pas être interprété comme un refus d’envisager l’incertitude. Le renseignement est un art difficile, mais passionnant car incertain. Dans ce sens, la vision qu’on peut avoir du renseignement n’est certainement pas "désenchantée". Mais cette réflexion est intéressante car elle permet de tordre le cou à une idée solidement ancrée dans nos esprits tant elle est séduisante : ce rêve fou, que porte en lui tout individu, de pouvoir disposer de certitudes sur l’avenir pour décider en toute quiétude. 
Le renseignement n’est pas une boule de cristal, et les analystes ne lisent pas dans le marc de café. Il ne faut pas se leurrer sur les capacités du renseignement, et le réalisme que je prône doit permettre de ne pas tromper le client sur la marchandise. Laisser croire que le renseignement éclaire le futur est une source importante de malentendus entre les services de renseignement et leurs "clients", qui contribue à dégrader la relation de confiance pourtant si nécessaire entre les deux. 
Trop souvent, en effet, le client attend du renseignement des réponses qu’il ne peut pas lui donner. Dans mon ouvrage de 1997 (Renseignement et société de l’information), je cite l’exemple de la CIA qui, interrogée tous les ans pendant la guerre froide par l’administration américaine sur la date à laquelle l’URSS pourrait se lancer dans une guerre générale, se répétait année après année en répondant « que l’URSS serait capable de le faire à tout moment ». La réponse était pour le moins prudente, mais la CIA aurait tout aussi bien pu répondre « demain matin » sans que l’on puisse rien lui reprocher compte tenu de l’inadéquation de la question posée. « À question stupide, réponse idiote », aurait-elle pu se justifier.
L’avenir, dans toute sa dimension qui embrasse tous les champs du possible, ne se prévoit pas, pas plus qu’il ne se prédit. La science permet de prédire de nombreux évènements à venir qui obéissent aux lois de la physique, et l’observation permet en complément de prévoir certains phénomènes ou certains champs du possible. Mais l’avenir reste par nature toujours incertain, surtout lorsqu’il repose, comme c’est le cas du champ d’application du renseignement, sur les intentions d’autrui (l’adversaire ou le concurrent), qui ne sont que des intentions appartenant au présent et susceptibles d’être contrariées dans le futur. L’avenir est par nature imprévisible, et le renseignement n’y peut pas grand-chose. Je sais, c’est moins glamour, mais c’est ainsi. Tout au plus peut-il « prévenir » : si l’avenir ne se prévoit pas, en revanche il se prépare, et cette nuance est essentielle.
Conséquences pour une "culture du renseignement" adaptable à l’entreprise
Ces confusions entre renseignement et espionnage, entre renseignement et sécurité, entre renseignement et stratégie ou entre renseignement et prévision sont sans aucun doute préjudiciables à l’introduction d’une quelconque "culture du renseignement" dans l’entreprise. Au-delà des raisons évoquées plus haut, elles sont, je crois, surtout dues à une défaillance de notre "culture du renseignement", qui est, dans notre pays, bien trop confidentielle ou bien plus romanesque ou simplement historique que véritablement scientifique. D’où la nécessité de développer cette culture en en renforçant les bases théoriques et méthodologiques, ce qui est justement l’objectif de mes travaux depuis une dizaine d’années.

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