vendredi 18 septembre 2020

La conception de Systèmes d’Information (1)

Une théorie du sens au service d’une pratique documentaire et d’une production intellectuelle collectives.

 Les données demeurent la pierre angulaire de tout projet de transformation numérique. Si elles sont correctement intégrées, traitées et consommées, elles apportent une nouvelle vision, en rendant la prise de décision plus pertinente et permettent aux décideurs de s’écarter du subjectif, des hypothèses tronquées et de l’à peu près (Jean-Michel Franco, Ne vous noyez pas dans votre lac de données, LeMondeInformatique, 30/03/2018).

Tout l’enjeu actuel de la maîtrise d’une information numérique surabondante tient dans la remarque de ce spécialiste en Business Intelligence, qui poursuit en observant :

« Dans un monde en constante évolution, où les données sont de plus en plus nombreuses, la nécessité de les regrouper s’est imposée d’elle-même. L’intention initiale étant de les croiser pour en déduire des informations pertinentes. D’après une étude de PwC et d’Iron Mountain, 75% des dirigeants sont persuadés que le futur de leur entreprise repose sur leur capacité à tirer le meilleur de leurs données. Pour autant, seuls 4% d’entre eux estiment avoir mis en place une approche axée sur la donnée au sein de leur organisation ».

Les données sont en effet la matière première de tout système d’information. Encore faut-il, il est vrai, qu’elles soient intégrées (collecte et classement) avec discernement en mettant à contribution le coup d’œil de l’expert, puis traitées avec tact pour lui en faire toucher du doigt toute la portée, et enfin consommées avec goût pour lui permettre d’en apprécier toutes les saveurs. « Et cela ne s’arrête pas là », ajoute en effet cet expert en exploitation de l’information dans l’entreprise, en reconnaissant les difficultés à « traiter des données et des demandes toujours plus complexes », « les utilisateurs métier sont à la recherche permanente de l’information la plus récente » et « veulent également préparer, partager et gérer eux-mêmes leurs données ».

Afin d’assurer la pertinence des décisions, il faut donner du sens à ces données en mobilisant tous les sens des utilisateurs métier : la vue, le toucher et le goût pour établir un état des lieux précis, une vision nouvelle, puis l’écoute et le flair pour assurer un suivi efficace de leur évolution, et enfin l’intuition pour en faire une synthèse factuelle permettant d’éviter tout écart subjectif.

La question qui se pose désormais de manière impérieuse est : comment tirer le meilleur de ses données, c’est-à-dire comment aller au-delà de la donnée numérique qui s’accumule dans des systèmes informatiques, et comment tirer de cette accumulation de données une information pertinente pour en faire de véritables systèmes d’information ?

Autrement dit, comment passer :

- d’une mémoire artificielle à usage collectif reposant sur le traitement numérique des données et l’intelligence artificielle (système informatique),

- à une mémoire collective reposant véritablement sur l’expertise et le métier des utilisateurs, c’est-à-dire sur l’exploitation d’une information à valeur ajoutée définitivement humaine (système d’information) ?

La pratique d’un système d’information est un jeu collectif impliquant des acteurs qui œuvrent à la réalisation d’un objectif commun, dans l’exercice d’une fonction qui donne sens à leur action collective. Une erreur à ne pas commettre pour penser le système d’information serait de ne s’appuyer que sur le traitement massif des données, dans un système informatique, aussi performant que celui-ci puisse‑t‑être en matière de statistiques et de calcul de probabilités.

Avec ses sensations (les cinq sens) qui forment l’intuition répondant à un besoin (le sens de la flèche) de sens (la signification), et tous ses affects (sentiments, émotions, désirs, passions...), l’homme demeure au cœur du système d’information. Mon expérience de ce jeu collectif dont le document est le principal instrument, m’a conduit à la conception d’un système opérationnel de planification de l’activité documentaire d’une communauté réunie autour d’un besoin de savoir pour exercer sa fonction. Ce système est adossé à un outil « d’indexation analogique »[1] fondé sur un langage documentaire et une « grammaire » qui l’organise, calquée sur une hiérarchie des sens, dont il m’a semblé utile d’approfondir les fondements scientifiques. Il m’a fallu à cette fin puiser à la source des sciences humaines en appelant de mes vœux une science de la documentation numérique qui serait, pour l’ordre à mettre dans les documents, ce que la Logique aristotélicienne peut être pour l’ordre à mettre dans les idées.

Tout comme la biologie a rassemblé en son temps de nombreuses disciplines ayant pour objet les êtres vivants et la vie (anatomie, physiologie, botanique, zoologie…) avant de se constituer en une seule et même science, la documentation numérique pourrait ainsi solliciter de nombreuses disciplines ayant pour objet les documents porteurs de sens ainsi que le sens lui-même (rhétorique, bibliothéconomie, bibliographie, imprimerie, documentation, édition numérique…), jusqu’à se constituer en théorie générale des signes. Cette sorte de sémiologie numérique ou de sémiotique serait ainsi une théorie du sens ou de ce qui en est porteur, faisant référence à une définition ancienne de la sémiotique que lui vaut sa relation aux signes à la frontière avec le design.

Les signes sont en effet des outils ayant pour vocation la conservation de l’information et sa transformation en communication, vocation qui peut être élargie au travail de conceptualisation dans la mémoire. La théorie du sens sur laquelle se fonde la conception d’un véritable système d’information adossé à une pratique documentaire adaptée à une production intellectuelle de qualité s’étend ainsi à tout le champ épistémique aristotélicien, allant du concept théorique ou de l’observation (theôría) avec discernement (sophia), au produit (poïésis) technique (technè) utile, en passant par la pratique (praxis) méthodique (phronêsis), pour donner du sens aux données en mobilisant tous les sens des utilisateurs métier (cf. schéma ci-dessus). 
 
Une telle théorie permet d’éviter ces cloisonnements disciplinaires que nous constatons tous dans le développement extraordinaire des technologies de l’information et de la communication caractéristique du tournant numérique actuel et de la transformation numérique induite, en positionnant clairement les humanités et le document au cœur de cette révolution numérique en cours dont le tropisme algorithmique mérite sans aucun doute d’être tempéré.

[1]      L’index utilisé est dit « analogique » pour désigner une table, non pas de mots significatifs répertoriés par ordre alphabétique (index alphabétique), mais de sujets traités par le système répertoriés à l’aide d’indices de classification dont l’intitulé entretient un rapport de ressemblance avec les dits sujets auxquels les documents (ou parties de documents) sont associés.


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