lundi 19 septembre 2022

À lire absolument : Pierre-Henri Tavoillot, "Démocratie par le droit ou démocratie par les voix, il va falloir choisir".

Je reproduis ici une tribune de Pierre-Henri Tavoillot, publiée par FigaroVox le 18/09/2022. L'auteur y fait la distinction entre "l'État" de droit qui serait "au service du peuple" et un "état" de droit dévoyé "qui fonctionne sans le peuple (demos) et contre le pouvoir (cratos)". Trois raisons à ce dévoiement de "l'État" de droit en "état" de droit : (1) le demos qui a honte de son cratos délégitimant ainsi le pouvoir politique de l'extérieur comme de l'intérieur ("pourquoi faudrait-il voter pour des élus qui eux-mêmes n’osent plus agir?"); (2) un droit "obèse, complexe et dégradé" qui substitue "l'insécurité juridique" au "droit protecteur" ; (3) l'idéologie de "la démocratie par le droit" (une sorte de "nomocratie", "négation suprême de la démocratie") présente "au coeur de l’Union européenne, dans les cours suprêmes nationales et jusqu’au moindre des tribunaux administratifs".
 
TRIBUNE - La volonté populaire sans frein peut certes mettre en danger les libertés individuelles, mais nous sommes aujourd’hui confrontés au péril inverse: un État de droit faussement neutre, qui oeuvre sans le peuple et contre le pouvoir politique, s’inquiète l’universitaire, président du Collège de philosophie*.

Au coeur des régimes libéraux occidentaux se creuse un nouveau clivage entre deux horizons possibles pour la démocratie. Car que veut-on exactement? Aspire-t-on à une extension des droits individuels ou espère-t-on une meilleure expression de la volonté générale? Désire-t-on une démocratie par le droit ou une démocratie par les voix?

Les deux perspectives ont leur avantage et leur inconvénient entre lesquels il va falloir néanmoins choisir, et vite.

La démocratie par les voix est fidèle au sens originel du terme («gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple», comme disait Lincoln), mais elle se heurte à une difficulté que Proudhon avait résumée par une formule choc: «Le peuple n’est guère démocrate.»

Il arrive donc que son suffrage, y compris majoritaire, produise des effets désastreux: terreur, oppression des minorités, mesures liberticides, goût pour les despotes… Raison pour laquelle cette volonté du peuple fut encadrée par le régime de l’État de droit. Mais pas n’importe quel droit! Le droit par lequel un peuple s’oblige à rester fidèle à lui-même, c’est-à-dire, d’une part, le droit des droits de l’homme en société (1789), qui pose des limites aux tentations fréquentes de renoncer à la liberté, à l’égalité ou à la fraternité. Et, d’autre part, le droit de la Constitution, qui précise comment la volonté générale doit s’exercer. Sans ce droit-là, il n’est pas de peuple souverain, mais un demos tyran, voire une simple foule qui souvent, comme le disait Hugo, «trahit le peuple».

La démocratie par le droit peut donc sembler l’héritière de la démocratie par les voix, qu’elle conditionne et perfectionne. Mais elle non plus n’est pas sans inconvénient, et l’on s’aperçoit de plus en plus qu’elle peut aboutir, degré par degré, à une véritable trahison du peuple. On peut même se demander si nous n’assistons pas à un véritable changement de régime: le passage de la démocratie (ou pouvoir du peuple) à la nomocratie (ou pouvoir de la norme). Cette évolution subtile doit être examinée avec nuance, car sa dénonciation ne saurait en aucun cas conduire à remettre en cause l’idée fondamentale d’État de droit. Simplement, il faut constater que cette notion s’englue dans le flou.

Il y a d’un côté un État de droit (Rechtstaat) au service du peuple et, de l’autre, un état de droit (Rule of Right) qui fonctionne sans le peuple (demos) et contre le pouvoir (cratos).

Sans le peuple, car des organes juridictionnels non élus inventent ou étendent des principes juridiques, par pure déduction ou évolution jurisprudentielle, sans qu’ils fassent l’objet d’aucun débat démocratique.

Contre le pouvoir, car celui-ci est perçu par le droit nouveau comme essentiellement oppressif à l’égard des libertés individuelles, des identités particulières et des minorités ; et, par ailleurs, indifférent au salut de la planète. Ce nouveau droit se donne donc la mission - très politique - de sauver l’individu et la planète des dangers que le peuple et que l’État lui font courir.

Trois phénomènes sont à la source de cette évolution.

Il y a d’abord un demos qui a honte de son cratos, ou, pour le dire plus clairement, une défiance générale à l’égard de la politique. «Tous les arts ont produit des merveilles, disait Saint-Just. Seul l’art politique n’a produit que des monstres.» Propos surprenant de la part de l’archange de la Terreur, mais qui est devenu l’air du temps, y compris chez les élus eux-mêmes. Conséquence: ne s’estimant plus légitimes pour décider, ils font appel à des «autorités indépendantes» ou laissent les tribunaux trancher à leur place. Le succès du terme de gouvernance à la place du démodé gouvernement, indique assez ce rêve fou d’un pilotage automatique de la cité… qui vire assez logiquement en cauchemar. Car, pourquoi faudrait-il voter pour des élus qui n’osent plus agir? L’abstention massive est la conséquence moins d’une prétendue «crise de la représentation» que de ce renoncement du politique à la politique.

Le deuxième phénomène est celui d’un droit mutant - et il excuse en partie les élus incriminés. Car, dans la rase campagne de la désertion politique, dont les citoyens indignés se font les complices, un droit nouveau s’épanouit, tentaculaire et gigantesque. C’est un droit obèse, mais aussi complexe et dégradé. L’hypertrophie juridique, dénoncée par les cours elles-mêmes (voir les rapports réguliers du Conseil d’État), est sidérante: elle ridiculise l’adage selon lequel «nul n’est censé ignorer la loi» ; et, plus encore, l’exigence de la comprendre, puisqu’elle devient illisible même pour le spécialiste. Résultat: au droit protecteur s’est substituée l’insécurité juridique, avec, comme effet pervers supplémentaire, la baisse de qualité. Un droit mou, flou, bavard, langue de bois, bien-pensant…: trop de normes produisent de mauvaises normes qui causent plus de normes dans des procédures sans fin et des recours incessants. L’autorité de la chose jugée en pâtit, et on comprend que la fonction de décider soit devenue, dans ce contexte, plus délicate: c’est un euphémisme.

Le troisième phénomène qui accompagne cette dérive est la montée en puissance d’une idéologie, dont l’expression emblématique se trouve dans la commission dite de Venise, intitulée explicitement Commission européenne pour la démocratie par le droit. Organe consultatif du Conseil de l’Europe, créée en 1990 dans l’euphorie de la chute du Mur, elle considère que la démocratie n’a qu’accessoirement besoin du peuple pour fonctionner et que les seuls vrais démocrates sont en vérité les juges, notamment ceux de la Cour européenne des droits de l’homme. Ces idées se diffusent au coeur de l’Union européenne, dans les cours suprêmes nationales et jusqu’au moindre des tribunaux administratifs. Cette doctrine d’un droit sans le peuple et contre l’État a atteint désormais son rythme de croisière. Les cours jonglent avec les principes, en inventent de nouveaux, les appliquent de manière inédite, somment l’État d’agir ou, au contraire, l’empêchent d’agir… bref, elles font de la politique sous couvert de neutralité juridique. «Si l’État est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons», disait Paul Valéry. Aujourd’hui, nous périssons écrasés sous le droit d’un État impuissant.

Cette doctrine est régulièrement dénoncée, dans ces colonnes, par Jean-Éric Schoettl et Pierre Steinmetz, respectivement ancien secrétaire général et ancien membre du Conseil constitutionnel, ainsi que par bien d’autres juristes et politiques lucides. Comme eux, je pense qu’elle constitue la menace la plus grave pour nos démocraties libérales, non seulement parce qu’elle nous expose aux séductions autoritaristes des régimes illibéraux, mais surtout parce qu’elle trahit la promesse démocratique selon laquelle le peuple doit avoir, autant que faire se peut, la maîtrise de son destin. Bref, loin d’être l’accomplissement de la démocratie, la nomocratie en est sa négation suprême.

C’est pourquoi, contre l’impérialisme du droit, il faut redonner de la voix aux voix, c’est-à-dire à la politique. Sinon, l’adage attribué à Cicéron deviendra notre régime de croisière: «Summum jus, summa injuria», «droit extrême, injustice suprême».
 
Pierre-Henri Tavoillot*.

* Auteur de nombreux ouvrages remarqués, Pierre-Henri Tavoillot a notamment publié «La guerre des générations aura-t-elle lieu?» (Calmann-Lévy, 2017), avec Serge Guérin, et, plus récemment, «Comment gouverner un peuple-roi? Traité nouveau d’art politique» (Odile Jacob, 2019), paru en poche, ainsi que «La Morale de cette histoire. Guide éthique pour temps incertains» (Michel Lafon, 2020).

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