jeudi 10 août 2023

De la démocratie en République (1)

  un seul chef, les meilleurs "aux manettes", la puissance du peuple "sous le capot"

Pour mieux cerner la notion moderne de démocratie, on peut s’intéresser aux trois bons régimes politiques ou « gouvernements purs » dont Aristote nous a décrit les « corruptions » ([1]) possibles. On observe ainsi que les déviances qu’il dénonce sont en réalité contenues dans le mot même désignant le régime, au moins pour les deux premiers d’entre eux. La monarchie ([2]), tout d’abord, qui correspond au commandement d’un seul, dérive ainsi tout naturellement vers la tyrannie car le monarque, seul aux commandes, détient alors un pouvoir qu’il mettra en priorité, tout naturellement et assez inévitablement, au service de ses intérêts particuliers. L’aristocratie ([3]), ensuite, qui correspond au pouvoir des meilleurs, c’est-à-dire les mieux dotés par la nature, dérive aussi tout naturellement vers l’oligarchie (l’exercice du pouvoir par quelques-uns), car la tentation est trop grande pour les aristocrates de détourner ce pouvoir au profit de leur propre groupe.

Quant au troisième bon régime, c’est celui de la politeía (πολιτεία, « la Cité ou l’État »), que l’on traduit souvent à la suite des auteurs latins par « république » ([4]), et dont la dérive serait une démocratie synonyme de démagogie. Il en va donc autrement de ce troisième « gouvernement pur » dont la déviance dénoncée par Aristote n’est pas véritablement portée par le sens du mot « république », pas plus qu’elle ne l’est par le sens moderne du mot « démocratie » dont la dérive démagogique souvent pointée du doigt mérite néanmoins que l’on s’intéresse de près à son usage républicain.

La démocratie ([5]), étymologiquement, le pouvoir ou la puissance au peuple, peut en effet selon Aristote être entendue au sens de « démagogie » ([6]), comme une déviance possible de la république. Pour que le peuple puisse exercer le pouvoir, il lui faut toute la puissance que lui confère sa masse exprimée par une majorité dont la conduite ne peut en effet se passer de séduction pour « attirer » (agôgos) librement, sans faire appel à la contrainte. La république (ou la démocratie au sens noble du terme qui reste à préciser dans le contexte républicain), peut ainsi se transformer en démagogie lorsque le peuple se laisse séduire par les promesses électorales de ses représentants. La majorité ainsi élue est alors susceptible, comme l’observe Aristote, de commander une conduite « déraisonnable » des affaires publiques. Elle se montre en effet peu disposée à prendre les décisions nécessaires au bon fonctionnement de la « chose publique », car elle s’appuie plus sur l’affect que sur la raison synonyme de cause ou de motif, qui traduit la faculté d’exprimer une relation de cause à effet donnant tout son sens à l’action politique comme à n’importe quelle activité intellectuelle ou consciente visant à entraîner ou à convaincre.

Fort du constat des déviances possibles de ces trois « bons régimes », Aristote préconise une combinaison équilibrée de la politeía (la république) et de l’aristocratie. Aujourd’hui, je crois en effet que pour s’exprimer pleinement, la démocratie entendue au sens moderne du terme, plus vertueux car donnant au peuple la place qui lui revient de droit, doit être à tout prix débarrassée de cette déviance démagogique. Perçue en son temps par Aristote, cette dérive est en particulier abondamment rencontrée de nos jours, avec l’extraordinaire envolée de la puissance des média associée à l’avènement des réseaux sociaux. Pour s’en préserver, la démocratie doit pouvoir s’exercer au sein d’une République qui ferait la synthèse des deux autres « bons régimes » monarchique et aristocratique en évitant leurs déviances respectives tyrannique ou oligarchique. C’est d’ailleurs ce qu’a tenté de faire la démocratie américaine en alliant démocratie (Representatives), aristocratie (Senate) et monarchie (President, Commander in Chief), se distinguant ainsi de la démocratie grecque, pour se calquer plutôt sur la République romaine ([7]). C’est également l’esprit de notre Vème République voulue par le général de Gaulle, qui repose sur un Président chef des armées (un monarque), un Sénat (une aristocratie) et une Chambre des Députés (les représentants du Peuple). Dans ces deux exemples pourtant, la dimension républicaine de l’autorité accordée au peuple mérite à mon sens d’être approfondie.

Il faut donc avant tout penser la République telle qu’Aristote nous le propose en recommandant une « combinaison équilibrée » de la démocratie avec l’aristocratie, comme un moyen d’utiliser la puissance du peuple (démocratie) en y attelant la compétence des meilleurs (aristocratie), tout en évitant la corruption oligarchique de l’aristocratie ainsi que la déviance démagogique de la démocratie. Afin de contrer la dérive oligarchique, l’ensemble doit être impérativement placé sous l’autorité suprême d’un véritable chef d’État disposant d’une souveraineté pleine et entière, suffisamment stable pour éviter l’écueil démagogique, mais néanmoins soumise à l’intérêt général pour éviter la perversion tyrannique de la monarchie. La République, en effet, c’est cette « Chose publique », res publica, que l’étymologie du mot res, la « chose » rattache à la notion de « cause », sens qui lui était donné dans un latin populaire de la fin de l’empire romain. Devenant publique, elle est cette Cause souveraine élevée au rang de « Valeur » sacrée, garante de l’intérêt général ([8]).

Pour naviguer en toute sécurité dans les eaux agitées de la scène internationale et se maintenir à l’intérieur dans les eaux calmes du havre de paix que seul un État souverain est en mesure d’assurer, le vaisseau républicain doit être propulsé par des moteurs disposant de toute la puissance (kratos) de son peuple (dêmos) que lui procure sa masse ou le nombre, soit la « démocratie ». Disposant ainsi de la source d’énergie démocratique, il doit ensuite être conduit (agôgos) par un équipage recruté parmi les meilleurs (aristos) ([9]) et commandé par un seul homme (mónos), un commandant, un chef (arkhós), soit un « monarque », seul maître à bord après la transcendance absolue de cette « Chose » publique, la République, élevée au rang de grande « Cause » sacrée au service de l’intérêt général, donnant tout son sens à l’action politique.

(à suivre...)



[1] Politique, Livre III.

[2] Du grec monarkhia composé de mónos, « seul » et de arkhós, « dirigeant, chef, souverain » (parfois traduit par « celui qui gouverne »), « celui qui commande », qui détient l’autorité, dérivé de arkhein, « commander ».

[3] Du grec aristokrateia, « gouvernement des meilleurs », composé de aristos, « le meilleur », et de kratos, « pouvoir, puissance», dérivé de kratein, « exercer le pouvoir », « maîtriser ».

[4] Du latin res publica qui signifie « chose publique » et désigne souvent l’intérêt général, le gouvernement, la politique ou enfin la Cité ou l’État (en grec politeía, cf. Cicéron dans De la République).

[5] Du grec dêmokratia, composé de dêmos, « peuple », et kratos, « pouvoir, puissance ».

[6] Du grec dêmagôgos, composé de dêmos, « peuple », et agôgos, « qui guide, qui attire », soit lorsqu’il est un chef politique, « celui qui conduit, qui attire ou qui séduit le peuple ».

[7] Voir à ce sujet (Alain Joxe, Démocratie et globalisation, Revue du MAUSS, 2005/1 n°25, pp. 43-54) : « Après la guerre de Sécession, la définition de la démocratie américaine se distingue enfin de la démocratie grecque : elle conserve la structure aristocratique du sénat, et l’éloge de la démocratie américaine ressemble étrangement à celui que Polybe faisait de la Constitution romaine, comme collage d’une démocratie (l’assemblée des comices), d’une aristocratie (le sénat) et d’une royauté (les consuls puis l’empereur, président et commandant en chef) ».

[8] Si on s’interroge sur le périmètre qu’il faut donner à la notion d’intérêt général, en dépassant le cadre désormais trop étriqué de l’État-nation, qui reste malgré tout le seul encore adapté à l’exercice de l’autorité et de la souveraineté, malgré une globalisation du monde aussi inexorable qu’impétueuse, on peut utilement méditer cette pensée de Montesquieu : « Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose d'utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l'Europe, ou bien qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime » (Pensées, n° 741).

[9] Pour continuer à s’appuyer sur des racines grecques, on pourrait tenter ici le néologisme « aristagogie » combinaison de aristos et de agôgos (la conduite aux meilleurs), à l’image de la notion de démagogie, combinaison de dêmos et de agôgos (la conduite au peuple), qui est assimilée à la démocratie, combinaison de dêmos et de kratos (le pouvoir au peuple), envisagée par Aristote comme une déviance du régime républicain.

 

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