jeudi 14 septembre 2023

De la démocratie en République (2)

la Raison, grande Cause publique, pour seule "transcendance" portée par l’intérêt général

Deux questions clés viennent alors immédiatement à l’esprit, celle fondamentale, du choix d’un chef, dans un cadre républicain excluant tout recours à l’hérédité et à une transcendance de nature divine, et celle du recrutement et de la formation des meilleurs, qui s’y rattache. La réponse à ces deux questions est à rechercher selon moi dans deux domaines : celui du lien étroit entre éthique et politique dont on va voir qu’Aristote nous suggère l’approfondissement, ainsi que celui de la relation entre nombre et unité ou entre collectif et individu, au regard de l’ordre républicain.

Chez Aristote éthique et politique sont étroitement liées, l’éthique s’appliquant à l'individu et la politique à la Cité. S’agissant de la nation organisée en État souverain (équivalent moderne de la Cité antique), considérée comme une personne morale une et indivisible, soit un individu libre et responsable, éthique et politique se trouvent dès lors réunies dans une seule et même discipline que l’on pourrait nommer « éthique politique ». On préfèrera néanmoins éviter d’utiliser cette expression qui désigne souvent, « en confondant éthique et morale, l’introduction, l’adoption ou la recherche d’une certaine morale en politique, impliquant ainsi un rapprochement entre morale et politique » ([1]). En octroyant aux responsables politiques un droit à définir ce qui est bien et ce qui est mal, ce rapprochement conduirait en effet inéluctablement à une politisation de l’espace privé qui marque bien souvent le début de toutes les dérives totalitaires.

L’éthique, c’est pour le philosophe, cet « ensemble réfléchi et hiérarchisé de nos désirs fait de connaissances et de choix » ([2]). Elle est à l’individu ce que la politique doit être au collectif : une conscience aiguë de l’impérieuse nécessité de compter avec l’autre, soit le souci de l’intérêt général élevé au rang de valeur suprême. Compter avec les autres, accepter leurs différences et leurs défauts, chercher à les comprendre sans pour autant nécessairement les approuver en particulier lorsque leurs idées semblent incompatibles avec l’intérêt général, c’est en effet la base incontournable de tout échange, de toute relation ou de toute négociation à l’échelle individuelle, familiale, associative ou professionnelle, qui est celle de l’éthique, comme à l’échelle collective, nationale ou internationale, qui est celle de la politique.

Le souci de l’intérêt général, cette grande « Cause publique », c’est bien la transcendance absolue à laquelle doit être soumis le monarque républicain, ainsi que tous les rouages républicains de l’action politique. C’est une Cause qui doit diriger l’action en lui fixant son but, soit une finalité, point de fuite de toute activité intellectuelle ou consciente qui lui donne tout son sens en s’appuyant sur la Raison ou le discours qui la structure, soit le logos grec. Contrairement à ce que pourrait laisser croire l’idée de rationalité dérivée du latin ratio, du calcul s’appliquant au numérique, la raison serait plutôt ce qui relève d’une relation de cause à effet, s’appliquant au domaine analogique de la pensée. La raison ou la pensée qui la porte, est donc indissociable de cette notion de cause associée à l’idée d’analogie que Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, assimile à une identité de relation, inspirée de l’égalité de proportion mathématique. L’analogie, selon lui, permet ainsi de formuler par inférence, un jugement sur les objets qui s’offrent à la connaissance, pour établir un savoir.

Or, en démocratie, on a vu que la majorité élue exerçait pour le peuple toute la puissance que lui procurait sa masse, soit une quantité ou un nombre. Le problème est que ce nombre se trouve malheureusement trop souvent, privé du sens que seule l’unité est en mesure de lui procurer. Sans cette unité portée par l’universalité du verbe (logos), et que la quête permanente de l’intérêt général conditionne, le pouvoir se vide en effet de tout sens. Il perd ainsi la tête et s’engage, comme le souligne Aristote, dans une conduite « déraisonnable » des affaires publiques. Sans ce lien fondamental que seule la Raison peut tisser entre le nombre et l’unité, la démocratie, soit le pouvoir du collectif sur l’individu, se trouve amputée des deux jambes sur lesquelles repose son fragile équilibre, l’autorité de l’État et la souveraineté du peuple. « Autorité et souveraineté sont en effet aussi indispensables l’une que l’autre, tant pour le traitement du collectif que pour la préservation de l’individu, qui sont les deux conditions premières de cette délicate alliance consubstantielle à la démocratie, entre confiance collective et responsabilité individuelle » ([3]).

(à suivre...)

[2] Cf. André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, PUF, 2001, entrée « Éthique ».

 

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