mercredi 9 août 2023

De la démocratie en République (préambule)

Avec l'invention de l'écriture, puis celle de l'imprimerie, l'humanité telle que nous la connaissions avant l'invention de l'ordinateur, a connu deux grandes révolutions culturelles et cognitives, qui ont profondément bouleversé ses modes de vie en société et son organisation politique. L'écriture a été suivie de l’invention de l'État fondé sur un droit écrit stable, de la monnaie remplaçant le troc, de la géométrie, des grandes religions monothéistes, tandis que l'imprimerie a engendré le capitalisme, la comptabilité, la banque, le chèque, la science expérimentale, la démocratie moderne et la Réforme dans le monde chrétien. Ces profondes mutations choisies parmi les plus spectaculaires, ne doivent cependant pas faire oublier celles plus fondamentales encore qui, dans les deux cas, ont affecté l’information, la transmission des savoirs et la pédagogie.

En affectant le couplage entre un support et un message par le biais du document, dont la quadruple caractéristique était de stocker, traiter, émettre et recevoir de l’information, ces deux inventions en effet, si elles avaient été conçues au sein d’une science formalisée comme telle, auraient pu relever en réalité d'une seule et même discipline attachée au fonctionnement du couple information-communication. Ce champ disciplinaire qui n’existait pas à l'époque en tant que tel, s’est progressivement imposé au XXème siècle et s'est officiellement constitué en France dans les années 70, sous le nom de Sciences de l'Information et de la Communication (SIC). Avec l'ordinateur qui s'est peu à peu individualisé, puis connecté en réseau planétaire, nous sommes désormais à nouveau confrontés à une révolution affectant cette discipline, dont les conséquences culturelles et cognitives seront au moins de même ampleur, sinon encore plus considérables que les deux précédentes. Mais de ce nouveau processus révolutionnaire, nous ne connaissons aujourd'hui que les prémisses technologiques, sans avoir une vision très claire de leurs développements culturels, et des politiques à mettre en œuvre pour éviter que les bouleversements sociaux qui en découleront inévitablement ne tournent mal. Du Meilleur des mondes d'Huxley à 1984 d'Orwell, ou de Cybernétique et société de Norbert Wiener, à La société du risque d'Ulrich Beck, en effet, les modèles dystopiques du progrès ne manquent pas, et nos sociétés modernes qui ont une fâcheuse tendance à réduire la science à la technique, ne sont pas à l’abri de ces évolutions cauchemardesques.

Cette technoscience focalisée sur le potentiel d’innovation sans limites des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), qui domine actuellement le paysage de la création scientifique en matière d’information, ne parviendra jamais en effet à assurer l’interface indispensable entre la masse colossale des données disponibles qui sont numériques ou de nature à être numérisées, et l’information accessible à la pensée humaine exprimée par la langue sous forme de connaissances et de savoirs ou d’idées, qui sont par essence analogiques. Les Sciences de l’Information et de la Communication ont un rôle éminent à jouer en ce début de XXIème siècle pour concevoir les systèmes capables d’assurer cette interface avec intelligence en évitant ces fictions cauchemardesques imaginées au XXème siècle par des intellectuels, écrivains comme scientifiques, dont l’inventeur de la cybernétique. Relevant des sciences humaines, le domaine d’investigation des SIC va en effet bien au-delà de l’étude des mécanismes d'information des systèmes complexes que propose la cybernétique de Norbert Wiener. Bien que lui ayant emprunté son préfixe "cyber", le cyberespace, cet espace planétaire reliant en réseau des milliards d'ordinateurs individuels, ne pourra jamais être efficacement maîtrisé, si la recherche scientifique s'y employant se contente des seules avancées liées aux progrès de l'automatique, de l'électronique et de la théorie mathématique de l'information sur lesquels repose la cybernétique.

La maîtrise de ce nouvel espace est bien l’affaire des humanités qui, des sciences sociales ou politiques à la philosophie, doivent pouvoir s’appuyer sur les SIC en guise d’instrument principal. C’est en effet à partir d’une observation rigoureuse des changements qui affectent ce couplage entre un support (le document désormais numérique) et un message porteur d'une information nécessairement analogique pour être accessible à la pensée humaine, qu’une théorie féconde peut être élaborée avec le discernement nécessaire à l’apprivoisement de cet espace encore sauvage. Appliquées avec méthode à la cognition et donc à la pratique du couple information-communication, ces observations théoriques permettent de penser cette relation si délicate entre nombre et unité ou entre collectif et individu sur laquelle repose le fragile équilibre républicain entre l’autorité de l’État et la souveraineté du peuple. C’est en particulier sur la maîtrise de cette relation conditionnant l’alliance essentielle pour la démocratie entre confiance collective et responsabilité individuelle, que repose la conception de cette interface entre le nombre ou la masse numérique des données collectives et l’unité ou l’identité analogique des connaissances et des savoirs individuels.

Dans un monde confronté depuis une quinzaine d’années à une succession rapprochée de crises majeures, financière, démocratique, sanitaire, puis énergétique et pardessus tout climatique, qui fait l’affaire des collapsologues de tous bords, la maîtrise de ce nouvel espace culturel et cognitif est un enjeu majeur pour la nouvelle société de l’information tout juste émergente. Celle-ci doit pouvoir compter sur un discours scientifique empruntant la voie tracée il y a plus de deux mille ans par l’épistêmê aristotélicienne. Un tel discours (logos) irait ainsi de l’observation des faits (théôria) avec le discernement (sophia) requis pour la sélection des données pertinentes dans la masse numérique disponible, à la conception analogique de produits (poïésis) décisionnels efficaces (technè), en passant par une pratique (praxis) méthodique (phronésis) orientée par un besoin avéré qui lui donne tout son sens. L’éclosion de cette nouvelle société s’appuierait alors sur un travail d’anthropologie politique à la fois prospectif et historique, permettant d’accompagner « l’homme à venir » dans la Cité du futur, et d’inscrire en même temps les bouleversements attendus de la révolution cognitive en cours, dans la lignée des grandes mutations culturelles et politiques du passé liées à l’invention de l’écriture puis de l’imprimerie.

(à suivre...)

Version pdf complète (de 1 à 4 + préambule)

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