lundi 18 septembre 2023

De la démocratie en République (3)

la société de l’information et la question du sens, mémoire et verbe, système d’information et document

Dans notre « société de l’information » encore en pleine gestation, il faut à tout prix éviter ce mouvement de balancier mortifère « entre totalitarisme déshumanisant, individualisme désocialisant et communautarisme destructeur » dont l’histoire récente nous a donné maints exemples, et que je dénonçais dans une tribune précédente ([1]). Les discours scientifiques sur le thème de la société de l’information, le logos ou la Raison qui les porte, relèvent d’une sorte d’anthropologie politique à la fois prospective et historique : ils doivent accompagner « l’homme à venir » dans la Cité du futur, et permettre en même temps d’inscrire les bouleversements attendus de la révolution informatique en cours, dans la lignée des grandes mutations culturelles et politiques du passé liées à l’invention de l’écriture puis de l’imprimerie.

Bien que l’expression se soit désormais banalisée en s’invitant dans le langage courant, ce concept de « société de l’information » est en effet encore très loin de refléter l’immense variété du champ des possibles en matière d’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication, et de leurs répercussions sur les évolutions de nos sociétés hyperconnectées. Ces dernières sont en particulier soumises à un véritable séisme, dont l’épicentre a pris le nom de cyberespace pour caractériser ce nouvel espace de développement rendu possible par l’interconnexion mondiale des ordinateurs en réseau. Cette utilisation très technologique du mot cybernétique, qui a fait la fortune du préfixe cyber, ne doit pas néanmoins détourner notre attention du facteur humain, que nous suggère pourtant fortement l’étymologie ([2]). L’humain doit impérativement jouer un rôle majeur, dans l’avènement de cette nouvelle société de l’information.

La République ou « Cause publique » doit ainsi être portée en tête de cette véritable révolution cognitive, qui impose la mise en œuvre de systèmes d’information affranchis du carcan des technologies informatiques, sans toutefois se priver de leur puissant soutien. Conçus comme de véritables mémoires collectives, ces systèmes peuvent prendre pour modèle notre mémoire individuelle afin d’assurer un « dialogue fluide entre des intelligences artificielles qui se nourrissent de données massives pour leur apporter de la consistance par le calcul, et des intelligences humaines qui perçoivent ces données avec discernement pour concevoir de la connaissance et produire les savoirs individuels utiles à l’action collective ». Ce dialogue est « celui qu’il faut assurer en société entre le nombre (objet public) dont se nourrit l’échange, et l’unité (personne publique) qui l’anime ». L’action publique doit pouvoir « vivre de ce dialogue permanent et l’animer, grâce à de véritables systèmes d’information et de communication fondés, bien entendu sur ces technologies numériques qui transforment en profondeur nos sociétés modernes, mais aussi et surtout sur les humanités (les sciences humaines) qui, comme la pensée et la langue qui la porte, sont analogiques » ([3]).

Cette grande « Cause publique » qui forge le sens de l’État, doit pouvoir s’appuyer, dans une démarche à la fois scientifique et politique, sur une intelligence collective capable d’élaborer une véritable pensée commune grâce aux connaissances acquises avec la tenue d’une documentation scientifique organisée en mémoire collective. À l’heure où l’intelligence artificielle nous propose le remplacement du verbe (le logos) et du savoir-faire (la praxis), par le logiciel et la technologie, il semble important de se poser la question du sens. Cette question est en effet au cœur de toute stratégie de maîtrise de l’information. C’est le besoin impérieux d’y répondre face à l’invasion massive des données disponibles, qui légitime l’adoption d’un mode de classification et d’un langage documentaire associé susceptible d’organiser une documentation partagée.

La conscience politique qu’une documentation scientifique permet de façonner, en dotant la Politique de cette intelligence collective, sans laquelle toute « science » politique « ne serait que ruine de l’âme », doit reposer sur la mise en œuvre d’un langage de raison susceptible de donner un sens commun à l’action publique. Ce sens commun devenant sens de l’État peut s’appuyer dès lors, sur le fonctionnement analogique d’un langage documentaire univoque à usage universel, appliqué à l’organisation d’une pensée collégiale. Le document est en effet à la mémoire collective, ce que le verbe est à la mémoire individuelle : un instrument de transmission de sens. Sous la forme électronique qu’il revêt désormais la plupart du temps à l’heure des réseaux numériques, le document demeure l’interface incontournable entre la donnée, qui est numérique ou de nature à être numérisée, et l’information accessible à la pensée humaine exprimée par la langue sous forme d’idées, qui sont par essence analogiques. C’est bien sur l’organisation d’un langage documentaire partagé par tous, en s’inspirant des processus d’élaboration analogique de la pensée dans notre mémoire, que peut reposer la méthode de travail en commun indispensable à une pratique collective de la science politique.

Au-delà du traitement des données que l’informatique, les systèmes de gestion des bases de données et l’intelligence artificielle réalisent de mieux en mieux, ce qui fait l'essence même d'un véritable système d'information à vocation politique, c’est sa capacité à organiser une pratique collective de l'exploitation de ces données. Il doit permettre aux représentants du peuple, soit un nombre dont l’unité se concrétise autour d'une fonction républicaine au service de l’intérêt général, d'exploiter les données de masse générées par le collectif, pour donner du sens à l’action individuelle de chacun. Aux automatismes que les technologies informatiques permettent actuellement d'apporter en traitant ces données massives, il faut impérativement désormais ajouter une couche autant technologique que méthodologique, permettant un traitement intelligent des documents. C'est ce que les professionnels de la sécurité nomment renseignement de documentation, discipline que les services pratiquent de longue date, mais dont l’organisation peine tant à profiter pleinement des bouleversements technologiques en cours. Il s'agit pourtant, en réalité assez simplement, de permettre la pratique collective d'une mémoire dont le document et l’énoncé qu’il porte sont respectivement le principal instrument et la matière première, comme la langue et la pensée qu’elle porte sont le principal instrument et la matière première de nos mémoires individuelles.

Le mode de fonctionnement de cette mémoire collective (ou système d’information), doit donc reposer sur l’adoption d’un langage documentaire naturel conçu à l’image de la langue, rationnel et normalisé à l’échelle de la collectivité, dont l’organisation peut s’inspirer des processus d’élaboration analogique de la pensée dans la mémoire. J’ai montré dans un travail de thèse sur l’exploitation du renseignement ([4]) que ces processus pouvaient s’appuyer sur une grammaire organisant la transmission du sens en réponse aux besoins d’une collectivité : la structure sémantique encadrant cette grammaire s’inspire des grands systèmes de classification élaborés dans le passé, pour assurer la pertinence de l’information au regard des besoins du collectif. Le langage s’organise ainsi à partir d’une planification collective de l’activité documentaire du groupe au moyen d’une grammaire du sens que l’on dira « générative » au sens de Chomsky, car elle permet une catégorisation et une indexation analogiques des contenus dans une mémoire partagée, dont on peut souligner le caractère évolutif à l’infini ([5]). Cette structure s’inspire en effet de celle de la langue dans notre mémoire, dont on peut considérer qu’elle se réalise à partir d’une planification mentale de notre activité verbale réalisée par la grammaire. On peut en observer l’aspect à la fois sémantique porté par une catégorisation/indexation analogique des concepts, et génératif qui permet une évolution infinie des catégories/index ([6]), donc du discours et de la pensée qu’il guide, en même temps qu’il permet sa communication.

(à suivre...)

[2]Cybernétique : du grec kubernêtikê, « art de gouverner », technique de fonctionnement des systèmes fondée sur le principe de rétroaction de l’effet sur la cause pour obtenir un résultat constamment adapté au but désiré.

[4]Le renseignement au prisme des sciences de l'information, Thèse de doctorat, UPHF-DeVisu, 2019.

[5] Noam Chomsky, Le Langage et la pensée, Petite bibliothèque Payot, 1967, 2006.

[6]Faire « un usage infini de moyens finis » (Noam Chomsky, ibid.).

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