mardi 19 septembre 2023

De la démocratie en République (4)

intelligence collective et conscience politique, enjeu d’une révolution culturelle et cognitive

Une pensée politique peut dès lors être élaborée collectivement, tout en demeurant, à l’image de notre pensée ordinaire, « essentiellement pratique et orientée vers l’action ». La « grille conceptuelle ([1]) à travers laquelle elle perçoit les objets » de la réalité reste en effet, « déterminée par la situation qui nous met en relation avec eux et par notre intention envers eux ». Comme notre pensée ordinaire, « en regard de la complexité illimitée de ces objets, cette pensée » collective « est simple » ([2]). Elle procède d’une démarche fonctionnant à l’inverse de la démarche scientifique parfois ardue, en ne recherchant pas comme cette dernière, la cause qui détermine l’effet observé pour l’expliquer, mais bien plutôt l’effet désiré en relation avec la « Cause », qui détermine l’action à entreprendre en lui donnant sens, renouant ainsi avec la racine grecque du mot cybernétique. Elle ne s’oppose pas à la démarche scientifique, mais la complète : pour décider avant d’agir, il faut d’abord connaître la situation à laquelle l’action va s’affronter en expliquant l’enchaînement de relations causales qui l’ont engendré, mais il faut aussi anticiper cette action en cherchant à comprendre les conditions de sa réalisation, en saisir ensemble les différentes facettes, soit embrasser par la pensée tous ses effets possibles.

Donner du sens à l’action, c’est faire intervenir une volonté. L’homme politique est un homme d’action. L’homme d’État, c’est celui qui recherche l’effet déterminé par cette grande « Cause publique » qui fait la République (Res publica), élevée au rang de Valeur suprême au service de l’intérêt général. C’est là tout l’enjeu de travaux de recherche universitaire qui pourraient être menés par des praticiens disposant d’une longue expérience de l’exploitation de l’information ou du renseignement. C’est cet enjeu si essentiel dans notre monde en pleine recomposition géopolitique, qui a motivé mes dernières publications ([3]) sur « le nombre et l’unité dans l’ordre républicain » ([4]) et sur leurs implications pour la « société de l’information » émergente ([5]). Afin de légitimer une approche des systèmes d’information empruntant plus aux sciences humaines qu’aux sciences de l’ingénieur, j’y souligne l’importance des principes d’une méthode opérationnelle de recherche et de partage de l’information décrite dans ma thèse ([6]). Son instrument principal n’est pas le support numérique gestionnaire de données massives, ni l’intelligence artificielle pourvoyeuse d’informations nouvelles, mais le document électronique recueil de connaissances et de savoirs humains. L’exploitation de l’information y est envisagée comme un sport d’équipe, dans un système de classification à six facettes fondé sur une grammaire impliquant le lieu et le temps, à l’image des cinq sens complétés par l’intuition qui fédère l’ensemble.

L’enjeu est d’améliorer la pratique du système par une communauté organisée autour d’une fonction commune qui donne sens à son jeu collectif. À l’heure des technologies numériques et du web sémantique, j’ai donc fait le choix délibéré de faire appel à une théorie de l’information, ancrée dans les humanités de la pensée, de la langue et de la grammaire qui l’organise, plutôt que dans l’ingénierie du calcul et des algorithmes qui le programment. Je souhaite affirmer ainsi la nécessité d’une distinction claire entre logique et algorithmique, entre sciences humaines et sciences de l’ingénieur, entre l’humain et l’automate ou entre théorie de l’information et théorie de la communication. Une telle démarcation n’est possible qu’à condition de se donner les moyens d’une interdisciplinarité forte, dont on peut noter au passage, que les méthodes de partage dynamique de l’information documentaire proposées, peuvent être l’instrument. Dans ce contexte de « révolution culturelle et cognitive » décrit par Michel Serres ([7]), dont l’électronique et le numérique ne sont que des marqueurs technologiques à effet sur l’ensemble du spectre scientifique, il semble indispensable que les sciences humaines investissent sans réserve l’hypermédiatisation de l’information qui en résulte, afin de permettre la conception de systèmes d’information adaptés à la pratique scientifique d’une intelligence collective à usage politique.

La sagesse scientifique d’une telle conscience collective qui serait éminemment politique et dont j’essaye de cerner les grands principes en précisant les concepts associés ([8]), s’avère en effet, crise après crise, toujours plus utile. Elle devrait permettre en particulier d’éviter cette dérive démagogique qui corrompt la république en négligeant l’unité au profit du nombre ou en confondant la dimension éthique de la politique avec une sorte de morale politique plus démagogique que véritablement éthique. Une telle conscience politique permettrait en outre de parer les déviances totalitaires tyrannique ou oligarchique attachées aux modèles monarchique ou aristocratiques, en évitant la politisation de l’espace privé caractéristique de toutes les dérives totalitaires, que cette confusion entre éthique et morale ne manquerait pas d’engendrer en laissant à la politique le soin de distinguer le bien du mal.

Redonner toute sa place à l’individu dans la relation qu’il entretient avec le collectif, à l’unité dans sa relation avec le nombre, ou à la pensée analogique dans sa relation avec le calcul numérique, permettrait en particulier d’éviter le recours systématique en politique à « un principe de précaution par essence ascientifique car infalsifiable ou irréfutable ». Poussé aux limites d’une logique absurde consistant « à maximiser les calculs de risque afin de justifier une intervention massive qui, après coup, en réduira l’impact », ce dévoiement politique d’une science limitée aux chiffres décorrélés de toute unité raisonnable conduit inévitablement à « en faire trop pour annuler la possibilité même de penser qu’on peut faire autrement » ([9]).

Repenser cet « ensemble réfléchi et hiérarchisé de nos désirs collectifs, fait de connaissances et de choix » caractérisant l’éthique ou la politique, en l’associant « à une conscience aigüe de l’impérieuse nécessité de compter avec l’autre, dans le souci de l’intérêt général », permettrait également de donner du sens à l’action politique en lui assignant une éthique responsable soucieuse de l’intérêt général, sans avoir nécessairement recours à la séduction démagogique des masses. Poussé aux extrêmes d’une conduite déraisonnable consistant à opposer le camp du bien au camp du mal, ce dévoiement de la morale au profit d’une politique confisquée au service d’un seul ou de quelques-uns conduit inévitablement à insuffler la peur d’un ennemi phantasmé pour mieux contrôler la masse.

Ce type de dérive est parfaitement illustré par ce propos tenu par Hermann Goëring dans sa cellule au soir du 18 avril 1946 : « qu’il ait voix au chapitre ou non, le peuple peut toujours être mis aux ordres des dirigeants ». Cette remarque aussi réaliste que glaçante, quand on sait les horreurs commises par le régime nazi, image ainsi parfaitement la déviance tyrannique ou oligarchique de la démocratie. « C’est facile », ajoutait le criminel de guerre en développant son idée : « Tout ce que vous avez à faire est de lui dire qu’il est attaqué, et dénoncer les pacifistes pour leur manque de patriotisme qui met le pays en danger », exprimant ainsi ce recours à l’opposition du camp du bien contre le camp du mal pour mettre en œuvre une politique de la peur destinée à s’assurer la docilité du peuple, « ça marche de la même manière dans tous les pays » ([10]).

Toute ressemblance avec des faits plus récents et des personnes encore aux affaires serait bien évidemment purement fortuite, à moins qu’en y réfléchissant bien on réalise qu’elle ne pourrait pas être que le fruit d’une pure coïncidence, mais plutôt celui d’une corruption majeure de nos régimes politiques, telle que Aristote en observait le risque en son temps. De telles déviances tyranniques ou oligarchiques, comme démagogiques, donnent toute la mesure de l’enjeu de la démocratie en république à l’heure de cette révolution cognitive générée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. L’exemple du traitement de la crise sanitaire en 2020 est à ce titre révélateur. Les autorités de santé sur lesquelles la classe politique s’est défaussée de responsabilités semblant la dépasser, ne disposaient que de données numériques dénuées du sens que seule une intelligence collective délivrant une pensée analogique fondée sur une connaissance rigoureusement documentée aurait pu apporter à la Politique.

Nous avons été soumis à de « hautes autorités » devenues folles de technologie et de science mal maitrisée réduite aux algorithmes et aux études statistiques, là où nous aurions dû nous comporter comme des hommes libres n’ayant d’autre maître que la Raison élevée au rang de transcendance régnant sur l’intérêt général. Alors que jadis on acceptait de sacrifier des vies pour sauver nos libertés ou la souveraineté du pays, aujourd’hui, on accepte de sacrifier nos libertés et la vie du pays en sabordant son économie pour sauver des vies. Avec l’avènement d’une véritable « société de l’information » ([11]), seule la Raison érigée en grande Cause publique, comme une sorte de transcendance visant l’intérêt général, permettrait de redonner tout son sens à une action politique susceptible de réhabiliter une démocratie plus vertueuse en république.



[1]Cf. Le renseignement au prisme des sciences de l'information, ibid., pp. 273 et suivantes (§ 3. Le concept de grille conceptuelle).

[2]Michel Volle, Le rapport entre la pensée et ses objets, volle.com, 09/12/2017.

[3]L’ensemble de mes réflexions sur ce sujet a été synthétisée dans un petit « glossaire insolite de l’infocom » accessible à partir de mon blog francis-beau.blogspot.com, onglet « Terminologie », rubrique « glossaire », Information scientifique et intelligence collective, Unblog.fr, 01/08/2023.

[7]Michel Serres. Les nouvelles technologies : révolution culturelle et cognitive. Interstices, 2007.

[10] Hermann Goëring, propos recueilli par Gustave Mark Gilbert Gilbert (Nuremberg Diary, Da Capo Press, 22/08/1995). Ce psychologue américain recueillant des témoignages de dirigeants nazis en marge du procès de Nuremberg décrit ainsi la discussion qu'il a eu avec lui : (Goëring) « Naturally, the common people don't want war; neither in Russia nor in England nor in America, nor for that matter in Germany. That is understood. But, after all, it is the leaders of the country who determine the policy and it is always a simple matter to drag the people along, whether it is a democracy or a fascist dictatorship or a Parliament or a Communist dictatorship ». (Gilbert) « There is one difference(...) In a democracy the people have some say in the matter through their elected representatives, and in the United States only Congress can declare war ». (Goëring) « Oh, that is all well and good, but, voice or no voice, the people can always be brought to the bidding of the leaders. That is easy. All you have to do is tell them they are being attacked and denounce the pacifists for lack of patriotism and exposing the country to danger. It works the same way in any country ».

[11]Cf. Information scientifique et intelligence collective, op. cit., p. 21, entrée « de la société de l’information ».

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