vendredi 14 mars 2025

« Menace existentielle » et « intérêts vitaux » : la France en Europe face à la Russie, dans un monde en reconstruction

« La défense ! », nous disait de Gaulle dans son discours de Bayeux, « C’est là, en effet, la première raison d’être de l’État. Il n’y peut manquer sans se détruire lui-même ». Avec la Constitution de la cinquième République, qui lui accordait le statut de chef des armées, il aurait pu reprendre à son compte la célèbre formule attribuée à Louis XIV : « l’État, c’est moi ». Mitterrand un peu plus tard, se coulant à la perfection dans des institutions qui lui avaient été léguées par le général bien qu’il les ait longtemps combattues, adaptait la formule à la guerre froide qui perdurait, en observant dit-on : « la dissuasion, c’est moi ». 

Le lien entre l’État et la défense du pays est évident : c’est une affaire de souveraineté. À l’ère de l’atome, dans un pays doté de l’arme nucléaire, lié depuis 1968 aux autres puissances dotées, par un traité international sur la non-prolifération des armes de destruction massive, ce lien inaliénable entre la défense du pays et le chef de l’État, s’étend tout naturellement à la dissuasion. La dissuasion est intrinsèquement liée à la souveraineté.

Le partage de la dissuasion, c’est le partage de la souveraineté.

La dissuasion repose sur le principe de la défense des intérêts vitaux, qui constitue d’une certaine manière la principale raison d’être du pouvoir monarchique accordé par nos institutions au chef de l’État, revêtant même un caractère quasi-absolu en matière de dissuasion. Lorsqu’un différend oppose deux puissances dotées de l’arme nucléaire, il est ainsi impossible d’évoquer une « menace existentielle » exercée par l’une à l’encontre de l’autre, sans se référer à ces fameux « intérêts vitaux » qui sont au cœur de toute doctrine de dissuasion nucléaire. Ils se répartissent en trois grandes catégories, intégrité du territoire national, protection de la population et libre exercice de sa souveraineté, sans qu’il soit nécessaire de préciser davantage, tant il est vrai que le silence en matière de doctrine d’emploi de l’arme nucléaire est un facteur d’incertitude qui s’impose pour garantir l’efficacité de la dissuasion.

Dans le cas du différend qui oppose la Russie aux puissances occidentales à propos de la guerre en Ukraine, il serait vain et potentiellement particulièrement périlleux de continuer à croire que ce face à face terriblement dangereux, qui entraîne la petite Ukraine dans un conflit sanglant avec son immense voisin russe, pourrait se régler au détriment manifeste de la Russie et de ses exigences affichées comme « vitales ». Il s’agit en effet d’un différend entre puissances nucléaires, et c’est bien aux intérêts vitaux en jeu de part et d’autre de l’échiquier opposant la Russie aux occidentaux, qu’il convient de s’intéresser. Dans ce jeu d’échecs planétaire qui n’a en réalité rien d’un jeu, seule la menace d’un anéantissement mutuel par déclenchement du feu nucléaire, permet d’éviter un affrontement meurtrier direct entre grandes puissances.  Il est clair que du côté de la Russie, ce sont bien des intérêts jugés vitaux qui sont en jeu à sa frontière, dans un conflit armé qui la place dans un face à face direct avec l’Otan, soit un ennemi doublement doté de l’arme nucléaire. Il n’en va pas du tout de même en revanche, on peut le comprendre, pour les États-Unis ou la France, les deux puissances nucléaires souveraines membres à part entière de l’Alliance atlantique. Leur guerre, quoi que financièrement ruineuse, n’est en réalité pour l’instant qu’une guerre par procuration.

Comme le peuple américain nous en a fait la démonstration en portant au pouvoir dans le bureau ovale « un nouveau shérif dans la ville », il ne semble pas que le peuple français puisse considérer que ses « intérêts vitaux » soient directement engagés dans cet affrontement d’un autre temps à la frontière orientale de l’Europe, qui ne le concerne pour l’instant que par Ukrainiens interposés. En revanche, alors même donc, que les États-Unis du président Trump semblent vouloir se désolidariser de ses partenaires européens dans ce conflit, il apparaît désormais clairement que la Russie du président Poutine puisse devenir une « menace existentielle » pour l’Europe de madame von der Leyen. Privée du soutien américain, celle-ci se trouve en effet bien démunie, face à une puissance nucléaire décomplexée et bien décidée à pousser ses pions aussi loin qu’elle le pourra sans aller jusqu’à porter atteinte aux intérêts vitaux de la France, seule puissance nucléaire souveraine subsistant encore du côté européen. Sauf à imaginer que la France serait prête à abandonner sa souveraineté, à une Europe sans chef adoubé par le peuple pour exercer le pouvoir quasi-absolu de déclenchement du feu nucléaire, il semble bien peu crédible en effet de penser que monsieur Poutine se laissera intimider par la défense des intérêts vitaux de la France, lorsqu’il lui viendra l’envie de rallier la Moldavie, la Roumanie ou les États baltes, à sa cause.

La France quant à elle, en revanche, a d’autres « menaces existentielles » à traiter avant de se jeter dans un bras de fer fondé sur l’équilibre de la terreur avec l’ours russe. Si l’on écoute par exemple, Vincent Trémolet de Villers, soulignant dans un éditorial récent du Figaro, que « le destin de Boualem Sansal nous rappelle la fragilité des intérêts vitaux et immatériels d’une nation », on ne peut qu’être d’accord avec lui pour penser que lorsque son « âme » « est embastillée », la France est bien confrontée à « une menace, au propre comme au figuré, existentielle ». Mais là n’est peut-être pas l’essentiel. Il est une autre menace encore plus existentielle à mon sens, pour une France aujourd'hui de plus en plus endettée, c’est celle de sa dissolution dans un empire européen sans frontières stables, en expansion ininterrompue depuis plus de trente ans et impossible à gouverner du fait de la persistance en son sein d’intérêts profondément divergents liés à des passés politiques récents différents autant qu’à une géographie humaine façonnée par des siècles de guerres intestines terribles.

Les politiques nationales ne connaissent ni le bien, ni le mal ; elles ne connaissent que leurs intérêts qui sont censés, en démocratie, être ceux de leurs peuples respectifs. Après deux guerres mondiales et une guerre froide instaurant une bipolarité de façade à l’issue de laquelle l’effondrement du bloc soviétique a laissé croire brièvement à l’avènement d’un monde unipolaire dominé par le camp des vainqueurs, un monde multipolaire se reconstruit aujourd'hui rapidement sous nos yeux. Dans un monde aussi dangereusement instable, l’Europe ne peut pas continuer à se construire comme un empire fantasmé, qui ferait fi des peuples qui la composent, de leurs intérêts propres et de la souveraineté des États-nations qui les gouvernent. Pour qu’il puisse véritablement « exister » face à une menace russe, peut-être également elle aussi un peu fantasmée, un tel empire devrait en effet se constituer en État souverain, ce qui, convenons-en, ne manquerait pas d’inquiéter autour de lui d’autres candidats à la condition impériale, et de susciter en interne des dissensions importantes.

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