La cinquième République, telle que nous en avons esquissé ici les grands principes[1] conformes à l’esprit de la politie aristotélicienne[2], c’est avant tout un chef, le monarque, détenteur suprême d’une autorité qu’il exerce au nom du peuple souverain sur une élite aristocratique placée à la tête du pays. Sous sa haute autorité, ces grands serviteurs de l’État forment une hiérarchie composée des ministres de son gouvernement, et des représentants du peuple réunis en Parlement. Les ministres exercent avec lui le pouvoir exécutif, tandis que les parlementaires contrôlent l’action des premiers, au nom du peuple souverain qui leur délègue le pouvoir législatif. Tous, dans l’exercice de leurs fonctions respectives, ministres comme parlementaires, à l’exception du chef de l’État, premier magistrat du pays dont l’autorité s'impose à l’ensemble de la nation, sont soumis à l’arbitrage des magistrats du siège détenteurs de l’autorité judiciaire.
« Pourquoi (nos élites) tiennent-elles un cap contre vents et marées, même quand il conduit au désastre ? » s’interroge Pierre Vermeren dans une tribune récente[3]. La réponse qu’il nous propose tient toute entière dans ce tableau qu’il dresse de nos élites dont « l’un des traits les plus saillants » serait « leur constante méfiance envers un peuple tenu en suspicion de radicalisme et d’extrémisme ».
Dans la sorte de monarchie républicaine, à la fois démocratique et aristocratique proposée par Aristote, dont le régime de la cinquième République tel qu’il a été conçu à l’origine par le général de Gaulle s’inspire largement, c’est au peuple de décider de son destin, à l’État de lui fournir le moyen de faire route pour l’atteindre, et à son chef d’en assurer la conduite[4]. Ce n’est pas aux élites oligarchiques, à l’aristocratie gouvernementale ou parlementaire, et encore moins à l’autorité judiciaire, de faire le choix de la route à suivre, mais bien au chef de l’État, au nom du peuple souverain. Le Président de la République, détenteur suprême d’un pouvoir exécutif dont il délègue une large part à son gouvernement, n’est pas responsable comme celui-ci devant la représentation populaire, mais directement devant le peuple. Cette responsabilité portée par une élection au suffrage universel direct est la pierre angulaire de nos institutions. Elle justifie la nécessité de donner au peuple le pouvoir de désigner le chef de l’État, par la voie du suffrage universel direct, mais devrait également imposer celle de le démettre par la même voie.
Cette méfiance du peuple de la part de nos élites, que dénonce Vermeren, est en effet le signe incontestable d’un glissement du régime vers ces deux perversions décrites par Aristote, la tentation autocratique de la monarchie d’une part, et le risque de dérive oligarchique pour l’aristocratie d’autre part. Pour éviter ces dérapages délétères, nos démocraties modernes s’appuient sur la responsabilité du gouvernement devant la représentation populaire, qui permet de parer la tentation oligarchique dévoyant l’aristocratie, et sur la limitation du mandat présidentiel dans la durée, afin de préserver le chef de l’État de la tentation autocratique. La responsabilité du gouvernement ne nous protège pas toutefois de la troisième perversion dénoncée par Aristote, la démagogie qui demeure inhérente à la démocratie parlementaire, tandis que la limitation du mandat présidentiel ne permet pas d’échapper aux dangers d’une tyrannie, certes temporaires, mais pas moins néfastes pour autant.
Pour contrer le risque de dérive démagogique propre au parlementarisme, la France s’est dotée d’un régime semi-présidentiel destiné à renforcer le pouvoir exécutif, ce qui, de facto, expose celui-ci au risque de dérive totalitaire. On voit bien aujourd’hui, que la limitation dans le temps du mandat présidentiel n’est pas suffisante pour empêcher le chef de l’État de suivre, pendant ce laps de temps limité mais pas moins dangereux, une route contraire à la volonté populaire pourtant clairement exprimée. Si le gouvernement en est empêché par l’engagement de sa responsabilité devant la représentation parlementaire, il n’en va pas de même pour le chef de l’État. C’est en effet, parce que sa responsabilité politique ne peut être mise en cause que notre Président maintient son cap contre vents et marées, alors même que la majorité de son peuple, constate chaque jour un peu plus que celui-ci le conduit au désastre. La dissolution de l’Assemblée, si elle n’engage pas automatiquement la responsabilité du chef de l’État en cas de désaveu se traduisant par la perte de sa majorité, ne peut qu’aggraver la fracture entre le peuple et son "monarque" en coupant résolument ce dernier de la volonté populaire.
Le risque est grand, dès lors, que derrière l’homme ce soit aussi la nature "monarchique" de notre cinquième République que l’on rejette. S’il est à l’évidence nécessaire de corriger les dérives de nos institutions qui ont fini par en trahir l’esprit d’origine, il serait à mon sens néfaste d’envisager un changement de République pour écarter les effets délétères de l’actuelle, jusqu’à en éliminer tous les aspects "monarchiques" qui font pourtant toute sa force. Ce serait oublier que son fondateur assumait la responsabilité politique de sa charge devant le peuple souverain, en considérant que son siège était remis en jeu à chaque consultation nationale. Le jour où il constata le désaveu de son peuple à l’occasion d’un référendum, le général de Gaulle sut qu’il lui revenait de se démettre.
Si l’élection au suffrage universel permet de désigner un chef d’État, chargé de donner un cap susceptible de respecter la volonté populaire, il est plus difficile de l’empêcher de maintenir ce « cap contre vents et marées », quand il devient clair qu’il « conduit au désastre ». Plutôt que de limiter la durée de son mandat de sept à cinq ans, peut-être aurait-il mieux valu imposer un retour au peuple après chaque changement de majorité parlementaire, ce qui aurait pour effet de démettre le Président ainsi privé de sa majorité. Cette mesure pourrait être rendue possible, on l’a vu, en engageant directement la responsabilité du chef de l’État après toute dissolution conduisant à une perte de sa majorité, et en lui imposant une question de confiance adressée directement au peuple, après toute motion de censure du Parlement à l’encontre de son gouvernement. Ce serait ainsi un bon moyen d’éviter cette tentation de dérive autocratique qu’illustre bien le maintien actuel par le chef de l’État, de son cap « contre vents et marées », par simple peur du retour au peuple.
Dans le régime semi-présidentiel instauré par notre cinquième République, la dissolution est une arme de dissuasion garantissant à l’exécutif une stabilité que le régime parlementaire de la quatrième ne lui assurait pas. Elle dissuade en effet le Parlement de renverser le gouvernement, tant qu’il n’est pas prêt à retourner devant le peuple. Mais elle est aussi une arme indispensable au bon fonctionnement des institutions de la cinquième République telles que nous les avait léguées le général de Gaulle, qui dissociaient le septennat présidentiel du quinquennat législatif. La dissolution permettait en effet alors, de renouveler l’Assemblée après seulement deux ans de mandat et une élection présidentielle imposant l’alternance. Ce qui a moins bien fonctionné en revanche, c’est le maintien en place du président confronté à une majorité parlementaire hostile, après cinq ans de mandat de sa majorité et des élections législatives le privant de celle-ci et du même coup d’un pouvoir exécutif véritablement efficace. Il aura fallu toute la rouerie d’un président rompu aux manœuvres politiciennes caractérisant les régimes d’Assemblée et les menant à leur perte, pour accepter une cohabitation à la tête de l’État. La nature bicéphale de notre exécutif est par essence incompatible avec la cohabitation en son sein de deux pôles opposés, qui transforme cette dualité en bipolarité et expose ainsi l’État à de graves troubles maniaco-dépressifs. Les cohabitations qui se sont succédées depuis 1986, ont été la source de nombreux dysfonctionnements dont découle sans doute en grande partie la crise politique actuelle.
Ces dysfonctionnements sont encore plus manifestes avec la tripartition de la classe politique impliquant une Assemblée multipolaire, que nous connaissons aujourd’hui. La cohabitation ne se limite plus à des arrangements entre Président et Premier ministre au sein de l’exécutif, mais s’étend alors à l’ensemble du système étatique. En l’absence de hiérarchie clairement établie, l’autorité s’y délite en même temps que les responsabilités s’y diluent. En effet, on ne s’étonne guère d’entendre la porte-parole du gouvernement intervenant le 2 novembre 2025 sur RTL[5], nous dire que le gouvernement serait désormais « à la disposition du Parlement » et « sous tutelle des 577 députés » qui le composent. Cette hiérarchie des pouvoirs et de l’autorité s’y attachant que semble accepter notre gouvernement, est en totale contradiction avec l’esprit gaullien d’un régime dans lequel ce serait au peuple de décider de son destin, à l’État de lui fournir le moyen de faire route pour l’atteindre et à son chef d’en assurer la conduite.
Une telle hiérarchie qui place de facto le pouvoir exécutif sous l’autorité directe du pouvoir législatif, semble en tout état de cause, contrevenir gravement aux termes mêmes de notre Constitution. Celle-ci dispose en effet que le « Président de la République assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État » (article 5). Pour ce faire : il « nomme le Premier ministre », et « met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement » ; « sur la proposition du Premier Ministre, il nomme les autres membres du Gouvernement et met fin à leurs fonctions » (article 8) ; il « préside le conseil des ministres » (article 9) qui réunit le « Gouvernement », lequel « détermine et conduit la politique de la nation » (article 20). Le Président de la République doit donc disposer du pouvoir d’assurer, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, ce qui implique nécessairement la prééminence de son autorité sur toutes celles dont disposent les autres dépositaires des dits pouvoirs publics. Afin de lui permettre d’assurer la continuité de l’État, le Président doit donc également disposer d’un Gouvernement, placé sous son autorité, et doté du pouvoir de déterminer la politique à mettre en œuvre et d’en assurer la conduite. Outre la prééminence de l’autorité du chef de l’État sur celle de son Gouvernement au sein de l’exécutif, cela suppose plus largement que l’autorité du Gouvernement au sein de l’appareil d’État puisse prévaloir sur celle du Parlement dépositaire du pouvoir législatif. Cette hiérarchie des pouvoirs, que devrait nous imposer la Constitution, est l’exact contraire de celle qui semble avoir été adoptée par notre gouvernement.
C’est pourtant sur cette hiérarchie des pouvoirs que repose tout notre édifice institutionnel bâti autour d’un État fort dont la légitimité repose toute entière sur la souveraineté populaire. Nos institutions héritées de l’histoire qui plaçaient au sommet de la hiérarchie monarchique une autorité de droit divin, ont donné naissance à nos démocraties contemporaines qui ont pris la forme de monarchies constitutionnelles ou de républiques. Qu’il s’agisse de monarchies constitutionnelles ou semi-constitutionnelles, comme de régimes présidentiels ou semi-présidentiels, ce sont tous des régimes parlementaires instaurant une séparation entre pouvoirs exécutif et législatif, rarement parfaitement stricte, et toujours plus ou moins équilibrée dans un sens ou dans l’autre. Or, le parlementarisme, même tempéré par un exécutif fort, comme il était censé l’être sous la cinquième République, souffre de la disparition de cette autorité de droit divin que la monarchie assumait pleinement, mais qui ne sied plus guère à cette laïcité républicaine dont le caractère quasi-sacré n’est pourtant pas la moindre des contradictions.
Le général de Gaulle a doté notre pays d’une constitution instituant un régime semi-présidentiel dans lequel le chef de l'État, dépositaire d’une autorité incontestable car émanant directement du peuple, est la clé de voûte d’un pouvoir exécutif fort. L’autorité judiciaire en est l’instrument juridique chargé de dire le droit, tandis que la police en est le bras armé chargé de faire respecter la loi. Bien que modifiée à tort et à travers depuis plus de cinquante ans, notre Constitution devrait être au sommet de cette fameuse hiérarchie des normes dont on nous rebat les oreilles à longueur de discours sur l’État de droit. En démocratie, la hiérarchie des normes ne connaît pas d’autre ordre "sacré" que celui du droit positif qui émane démocratiquement du peuple, écrit par ses représentants détenteurs du pouvoir législatif, dit par les juges détenteurs de l’autorité judiciaire et mis en application par l’État et son gouvernement détenteur du pouvoir exécutif. Mais « l’ordre égalitaire du consensus » a peu à peu remplacé dans nos démocraties modernes, « l’ordre hiérarchique de l'autorité »[6] qui continuait à prévaloir sous la monarchie, malgré son affaiblissement progressif tout au long de ses derniers siècles d’existence. Cet "égalitarisme" institutionnalisé nous a montré ses limites avec le parlementarisme des troisième et quatrième Républiques, comme il nous les montre à nouveau avec la dénaturation des institutions de la cinquième dont la crise actuelle semble être une manifestation aigüe.
En démocratie en effet, il n’y a pas de légitimité autre que celle émanant du peuple, sans laquelle l'autorité de l'État s’effondre et le pouvoir avec elle. La nature ayant horreur du vide, le pouvoir, ainsi réduit en miettes, est prêt à tomber entre les mains d’une autorité judiciaire souvent en embuscade pour en recueillir les débris. Privés de toute légitimité, ces derniers ne lui donneront que l’illusion du pouvoir, sans l’autorité associée, privée quant à elle de son bras armé policier. La loi n’est alors plus respectée, et le pays risque de sombrer dans l’anarchie dont seule un coup d’État pourra le sortir. L’évocation d’une telle issue peut paraître relever d’un catastrophisme très exagéré tant la lenteur du processus de décomposition de l'État peut empêcher d’en prendre pleinement conscience. Mais, avant d’en arriver là, et malgré la lenteur de cette déliquescence programmée de nos institutions, qui ne présume en rien néanmoins de son échéance plus ou moins proche ou lointaine, il est possible et vraisemblablement urgent de réagir en redressant vigoureusement la barre afin de redonner à nos institutions le souffle puissant des grands principes de la Constitution de 1958 tels qu’ils avaient été pensés à l’origine par le général de Gaulle. Une profonde révision constitutionnelle touchant à cet ordre hiérarchique républicain si malmené aujourd’hui, s’avère en effet indispensable. Celle-ci devra en particulier redonner à notre monarque républicain une autorité de droit dont le caractère "sacré" inspiré du statut de droit divin attaché aux monarques d’antan, lui serait conféré par l’onction ineffaçable d’une consécration démocratique indiscutable, en toute occasion confirmée par une adhésion populaire incontestable.
[1] FB, Du gouvernement des hommes, de la conduite de l’État et du bon régime politique, Tribune K2, 23/10/2025.
[2] Du grec ancien πολιτεία / politeia, « régime politique ». Dans la Politique, Aristote à la recherche du régime politique idéal, préconise une politie qui serait un régime mixte alliant conduite monarchique, gouvernance aristocratique et procédures démocratiques en les gardant de leurs dérives respectives tyrannique, oligarchique et démagogiques.
[5] Maud Bregeon, Le Grand Jury, RTL-Le Figaro-M6-Public Sénat, 02/10/2025.
[6] FB, De l'éthique à la politique en passant par la science, Essai de philosophie politique appliquée, (3, introduction, suite, « de l’individu au collectif… »), 11/04/2025.
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