Assiste-t-on dans notre pays, en cette fin de premier quart du XXIème siècle, à une crise de régime, à une crise de l’État, ou à une véritable crise Politique, au sens de la politie aristotélicienne ? Celle-ci impliquerait tout ensemble, gouvernement, conduite de l’État et régime politique, et ne serait en réalité qu’une crise de pouvoir doublée d’une crise de l’autorité établissant sa légitimité.
Plus personne ne veut gouverner, parce que tout le monde veut le pouvoir, qui semble facile à ramasser.(Dominique Reynié, à propos de la crise du pouvoir actuelle)[1]
Comme nous avons tenté d’en établir précédemment les prémisses, ce n’est que sur la base d’une bipolarisation de la vie politique que la souveraineté populaire peut être en mesure de s’exprimer pleinement. Cela demeure probablement possible sans changement de régime, en restant dans le moule global de nos institutions actuelles de la Ve République telles que nous les a léguées le général de Gaulle, à condition qu’elles en retrouvent l’esprit d’origine, soit celui d’un régime semi-présidentiel. Celui-ci doit séparer nettement le rôle du chef de l’État élu au suffrage universel direct, de celui du parlement devant lequel le gouvernement nommé par lui est responsable. C’est le marquage clair de cette séparation qui permet d’assurer en toute légitimité l’efficacité d’un gouvernement acquis au chef de l’État, fort de la majorité du parti au nom duquel il s’est présenté devant le peuple souverain. Mais cette efficacité qui fait sa force est en même temps largement tempérée par une opposition tout autant légitime en tant que telle, et forte de son unité garante également d’efficacité. Une telle bipartition oppose aux États-Unis les démocrates aux républicains, comme elle opposait naguère en France, de manière purement formelle il est vrai, la droite à la gauche.
En s’effaçant aujourd’hui, dans notre pays, au profit d’une tripartition paralysante, la droite comme la gauche sont repoussées à des extrêmes qui les rendent infréquentables. Une telle tripolarisation du jeu politique insère en effet entre les deux partis, un centre censé modérer les prises de position par une pratique du « en même temps » systématique, qui ne fait en réalité qu’interdire les choix clairs et suffisamment tranchés pour donner au peuple la possibilité d’exprimer sa volonté. Face au pouvoir en place, quel qu’il soit, qu’il soit de droite, de gauche ou du centre, se dressent alors, non plus une, mais deux oppositions, la droite populaire et un "front républicain" en perpétuelle reconfiguration pour rejeter cette droite infréquentable hors du champ politique. Cette dernière serait en effet la manifestation d’un populisme hideux flirtant avec le fascisme tandis qu’à gauche, l’électoralisme flirtant avec l’islamisme, le racisme et l’antisémitisme serait tout-à-fait "républicain". L’opposition gauche-droite, s’éparpille dès lors au profit de multiples partitions à géométrie variable plus ou moins versatiles, au point qu’aucune véritable alternance ne peut plus advenir et que notre démocratie ressemble de plus en plus à un régime à parti unique, celui du camp du bien.
Cette tripartition de la vie politique associée à une « fabrique du consentement » que j’ai évoquée dans un travail précédent[2], contribue en effet à façonner un « extrême-centre », à partir de cet « en même temps » systématique, « ni de droite, ni de gauche, mais entre les deux, qui exclut toute alternative claire et suffisamment tranchée pour donner au peuple la possibilité de s’exprimer pour choisir ses représentants en toute connaissance de cause ». Tout débat contradictoire tranché avec un autre camp qui ne « consentirait » pas devient alors suspect, tout affrontement bipartisan suffisamment marqué est condamné, toute majorité claire s’avère ainsi improbable et pire, toute décision stratégique courageuse indispensable à l’action en politique devient impossible. La recherche perpétuelle du consentement pousse inévitablement le peuple à l’impuissance et ses représentants à l’inaction. « La nature ayant horreur du vide, le pouvoir ainsi vidé de son sens, risque alors de tomber comme un fruit mûr entre les mains de manipulateurs mieux avisés, mais pour le coup moins soucieux de la souveraineté populaire ».
Le retour à un bipartisme reflétant l’alternative désormais largement répandue sur la scène politique contemporaine à l’échelle mondiale, qui opposerait, non plus comme naguère le collectivisme au capitalisme, mais une gauche démocrate sociale, progressiste, mondialiste et idéaliste, à une droite républicaine citoyenne, conservatrice, souverainiste et réaliste, permettrait d’assurer la complémentarité entre gouvernement et opposition indispensable au bon fonctionnement de la démocratie. Celle-ci s’exercerait alors au sein d’un régime tel que nous le suggère Aristote, en forme de monarchie républicaine de nature aristocratique, et serait ainsi enfin débarrassée des effets paralysant de ses dérives démagogiques.
La Ve République est « un régime à logique majoritaire », comme le rappelait en 1993 le comité consultatif pour la révision de la constitution, dans son rapport. « Son équilibre institutionnel repose sur la constitution d’une majorité parlementaire claire, issue du suffrage universel, qui donne au gouvernement les moyens de gouverner ». L’équilibre sur lequel reposait le régime s’est brisé : « si la droite et la gauche n’ont pas disparu, elles sont l’une et l’autre minoritaires, au point que, même réunies, elles ne formeraient qu’une force d’appoint » nous dit encore Dominique Reynié. « Le bloc central du parti unique est en voie d’effondrement », mais, « les deux forces protestataires semblent avoir le vent en poupe » [3], dans les urnes pour l’extrême droite, dans la rue pour l’extrême gauche. C’est la bonne nouvelle du jour, les Français semblent résister à la dictature « douce » du parti unique qui semble perdre de sa « douceur » chaque jour un peu plus. Souhaitons seulement que la crise Politique actuelle puisse se dénouer dans les urnes plutôt que dans la rue.
En ce début de XXIème siècle, notre pays a inventé la politique quantique ! Comme la physique quantique utilisant le comportement physique singulier des « bits » quantiques, « chiffres binaires » quantiques ou qubits qui, contrairement aux bits classiques limités aux deux états binaires zéro ou un, peuvent être « en même temps » zéro et un, elle utilise le comportement politique singulier des « partis binaires » quantiques, « bips » quantiques ou qubips qui, contrairement aux bips classiques limités aux deux états binaires de droite ou de gauche, peuvent être « en même temps » de droite et de gauche. Comme l’utilisation des qubits en physique, qui augmente considérablement la puissance des calculs algorithmiques, l’utilisation des qubips en politique augmente considérablement la puissance des calculs électoraux. Souhaitons dès lors que l’utilisation de ces qubits, ne fasse pas tout autant augmenter la puissance du chiffre univoque, comme celle des qubips pourrait considérablement augmenter la puissance du parti unique si celui-ci ne s’effondrait pas sur lui-même comme il semble risquer de le faire en France chaque jour un peu plus, dans les urnes ou pire, dans la rue. La toute-puissance du chiffre univoque risquerait alors de transformer une intelligence vive en aveuglement insidieux, comme celle du parti unique transforme à coup sûr une démocratie « forte » en dictature de moins en moins « douce ».
« Partager le pouvoir avec le Parlement, voici, incontestablement, une rupture », nous annonce en effet le chef du gouvernement dans son discours de politique générale du 14 octobre 2025, devant l’Assemblée nationale. « Le gouvernement proposera, nous débattrons, vous voterez », assène-t-il en se défaussant de la décision finale sur le Parlement. Selon sa conception de la répartition des pouvoirs « l’Assemblée nationale et le Sénat restent l’endroit du pouvoir de décision, du pouvoir d’agir », au détriment du gouvernement qui se contenterait d’exécuter les décisions du Parlement. C’est oublier la nature dyarchique de notre régime semi-présidentiel, qui cumule les pouvoirs d’un chef de l’État élu au suffrage universel, chargé par le peuple de naviguer dans le vaste océan Politique sur la route de l’intérêt général, et ceux d’un chef de l’exécutif nommé par lui, pour tenir le cap ainsi établi. Si ce dernier est bien responsable devant le Parlement qui en contrôle l’action, afin d’interdire toute sortie de route tyrannique, oligarchique ou démagogique, il ne peut en aucun cas se défausser sur lui des décisions qui lui reviennent pour gouverner sur la route de l’intérêt général établie par un chef de l’État dont la légitimité exprimée par le vote procède directement du peuple.
[1] Dominique Reynié, Notre crise politique menace de se transformer en crise de régime, puis en crise d’État, Figaro Vox, 06/10/2025.
[2] Francis Beau, De la démocratie à la République : une question d’autorité, Tribune K2, 20/02/2025.
[3] Dominique Reynié, op. cit.
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