mardi 7 décembre 2010

L’intelligence économique ou "l’art de voir sans être vu"

Parmi les innombrables définitions ou caractérisations de l'intelligence économique, celle-ci, que nous livre Mael Le Hir en titre d'un billet sur son blog Vedocci, me paraît intéressante à analyser car, si elle peut sembler efficace, elle n'en est pas moins un peu ambiguë et susceptible ainsi de prêter à confusion.

Cette formule qui décrit l'intelligence économique comme "l'art de voir sans être vu" présente en effet l'inconvénient, de s'appliquer avec bonheur à l'espionnage, activité dont l'intelligence économique ne cesse de chercher à se démarquer.

On comprend pourtant bien ce que veut dire son auteur, qui est d'ailleurs précisé dans le corps du billet, soit "l'art que déploie une entreprise pour se procurer le maximum d’informations à des fins stratégiques tout en protégeant au maximum ses données". Dans cette dernière version, la formule plus explicite prête en effet nettement moins à confusion. Il ne s'agit bien évidemment pas d'espionnage, mais de recherche d'informations "stratégiques" d'une part, et de protection de ses informations confidentielles d'autre part. La précision est utile pour ne pas prêter le flanc à la critique qui ferait remarquer non sans raison que si l'entreprise a bien un besoin impératif de voir ou de savoir pour agir et entreprendre, elle n'a cependant pas vocation à se cacher, pas plus qu'elle n'en a le besoin. Tout au plus a-t-elle le besoin et le devoir d'assurer la confidentialité des informations qu'elle génère ou qu'elle manipule et dont ses concurrents pourraient tirer profit, ce qui est très différent.

Mais au-delà de ce qui pourrait passer pour un simple excès de formalisme, l'ambiguïté de la formule mérite d'être soulignée car elle soulève une question de fond sur la pertinence de la fusion au sein d'une même discipline de deux activités aussi différentes et contradictoires que le sont la recherche et la protection de l'information stratégique.

J'ai déjà abordé cette question du "paradoxe de l'information stratégique" dans un article déjà ancien, auquel le lecteur peut se reporter. J'y donnais les conclusions qu'il fallait à mon sens en tirer pour le renseignement : "La protection du secret est bien évidemment l’œuvre de tous", mais elle "est également un métier reconnu" et nécessaire qui impose souvent l'intervention de professionnels. "Ce métier spécifique ne peut pas se confondre avec le renseignement, qui couvre l’ensemble du spectre du traitement de l’information (de la maîtrise des sources à l’exploitation de l’information), et correspond à des pratiques fondamentalement différentes. Même s’ils sont tous deux au service d’un même objectif stratégique, les confondre revient à nier l’existence de l’un comme de l’autre. Cet amalgame est néfaste pour le renseignement et toujours dangereux pour la protection du secret."

Dans un article plus récent, j'en ai tiré des conséquences applicables à l'intelligence économique, dans son aspect que je propose de nommer "renseignement* d'entreprise" en le définissant ainsi : "Le renseignement d'entreprise désigne la fonction ayant pour finalité de délivrer aux décideurs dans l’entreprise les savoirs utiles à la prise de décision, dans l’environnement incertain de leurs activités économiques (financières, commerciales ou industrielles). Il se distingue, non pas seulement de l'espionnage (ce qui est ou devrait être une évidence), mais du renseignement de sécurité relevant des services gouvernementaux, par le fait qu'il ne peut pas exploiter de sources pratiquant des activités de recherche clandestines. Afin d'éviter toute dérive et tout risque de confusion avec le renseignement d'État à vocation sécuritaire et ses à côtés discrets, voire clandestins, les mesures et les dispositions de sécurité internes à l’entreprise doivent être clairement séparées du périmètre du renseignement. En effet, les impératifs liés à la protection ou à la sécurité, impliquent bien entendu en premier lieu des mesures individuelles de la part des entreprises, que la puissance publique est néanmoins seule à même de compléter par des dispositions relevant de ses missions régaliennes, dont le renseignement de sécurité, qui doit être par conséquent strictement exclu du périmètre d’activité de l’entreprise."


Peut-être que l'intelligence économique gagnerait à s'inspirer de ces conclusions et des dispositions qui pourraient en découler, que je résumais à peu près ainsi :
  •  réserver l'appellation " intelligence économique" à la politique publique préconisée par Bernard Carayon ;
  • favoriser la création d'une discipline universitaire relative à la fonction renseignement (ou fonction exploitation), avec pour objectif de développer, sur la base de définitions précises de ses différents ingrédients, des programmes de recherche et les formations correspondantes destinées à créer un vivier de professionnels de la fonction renseignement pour les missions régaliennes de l'État en matière de sécurité (renseignement de sécurité), pour le partenariat public-privé en matière d'influence (renseignement d'influence), ainsi que pour les entreprises (renseignement - ou information - d'entreprise) ;
  • encourager enfin la réhabilitation, sur ces nouvelles bases, de la fonction renseignement au sein des entreprises, dans le cadre d'une activité officiellement baptisée " renseignement d'entreprise" clairement séparée de la fonction sécurité, et dont toute participation de l'État serait formellement exclue afin de ne pas fausser les règles les plus élémentaires de la concurrence et d'éviter ces liaisons dangereuses et leurs dérives régulièrement épinglées par la presse.

FB

* Nota : pour ceux que le mot "renseignement" rebute, ou qui considèrent, peut-être à juste titre, qu'il est trop connoté "sécurité" ou espionnage, je propose de désigner la discipline par l'expression "exploitation de l'information utile", et la fonction par "information d'entreprise".

1 commentaire:

  1. Cet article a été très légèrement modifié et complété le 9 décembre 2010.
    FB

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