Le post qui suit réunit en un seul bloc les cinq vidéos qui précèdent
1. Science sans conscience
S’intéresser aux systèmes d’information, c’est s’interroger
sur le lien entre technologie et méthodologie. Ce lien est de même nature que
celui qui unit chiffre et verbe, métriques et valeurs, calcul et logique, data
et media (en bon français, données et document ou, plus largement,
plate-forme de données et centre de documentation), ou bien encore transformation
numérique et transformation analogique. Comme science et conscience, ce sont
sans aucun doute des objets bien distincts, mais parfaitement complémentaires :
les premiers sans les seconds ne seront jamais que ruine de l’âme.
Parmi tous ces couples d’objets qui, comme science et
conscience, se déclinent avec celui qui nous préoccupe, unissant technologie et
méthodologie, il en est un qui doit retenir toute notre attention pour le
système d'information, c’est le couple données - documentation.
2. Média, documentation et communication
C’est faute de reconnaître le rôle majeur de la
documentation dans l’organisation de nos systèmes d’information ingérant massivement
des données de toutes sortes, que l’on
a tant de mal à exploiter les contenus de plus en plus hétérogènes de silos de
données inopérants ou de data hub terriblement complexes à gérer. Si les
progrès de l’informatique et de l’intelligence artificielle peuvent laisser
espérer de grandes améliorations en matière de traitement des données de masse
emmagasinées dans des data hub, ces plate-formes de données, privées de l’indispensable médiation d’un
véritable support documentaire opérationnel, ne pourront jamais prétendre au
statut de système d’information. Pour être véritablement efficace, ce dernier
doit en effet pouvoir se comporter au sein de l’entreprise ou de toute autre
organisation collégiale, comme une mémoire collective dont l’animation est
assurée par chacun de ses membres exploitant dynamiquement une documentation
vivante. La technologie qui a fait évoluer le document tout au long de
l’histoire, de l’individuel au collectif, l’a en effet, plus récemment, fait
évoluer du statique au dynamique. De l'argile dont étaient faites les tablettes
sumériennes, à l'électronique qui remplace désormais le papier comme support,
les contenus se sont diversifiés depuis les premiers pictogrammes de la région
de Sumer, pour s'élargir au cours du siècle dernier aux sons et aux images, qui
s'ajoutent aux textes désormais numérisés comme eux sur un même média
électronique bien plus vivant que le papier.
L'activité documentaire d'une collectivité, désormais
facilitée par la dissémination et la convivialité des outils numériques, ne
doit plus être aujourd'hui réservée aux seuls professionnels de la
documentation. Elle peut et doit être planifiée au sein du groupe pour
permettre à l'ensemble de ses acteurs de l’exploiter de manière dynamique dans
un véritable système d’information conçu pour acquérir et capitaliser dynamiquement
des connaissances. Les documents y sont collectés, sélectionnés, puis regroupés
et organisés, pour présenter leurs contenus, soit de l'information ou des
données contextualisées et mises en perspective, c’est-à-dire exploitées.
Exploiter des données, c'est les enrichir, leur donner du sens, leur apporter une
valeur ajoutée, et permettre ainsi de partager une information pertinente sur
des sujets en perpétuelle évolution, dans le but d’élaborer des savoirs
dynamiques communs, favoriser les échanges et émettre collectivement de nouveaux
documents porteurs de données nouvelles, de recommandations, d’avis ou de
décisions éclairées. Notre mémoire collective n’est pas qu’un système
d’information. Il est indissociable de la notion de communication que l’on
retrouve dans le nom de la discipline dont relèvent mes travaux de recherche
(les Sciences de l’Information et de la Communication).
3. Système d’information, épistêmê, mémoires implicites et explicites
Un système d’information, c’est une boîte, traversée par
une flèche.
Tout commence par cette flèche du sens qui, partant de
l’observation des faits (la réalité), aboutit à la création d’objets (une activité).
Pour les spécialistes des systlèmes de données (ou data), elle passe par
une mise en forme (in-formatique), qui se réalise dans une mémoire informatique
et trans-forme, des big data (données de masse), en smart data (données
pertinentes ou raffinées), puis en thick data (données consistantes ou
substantielles). Pour les spécialistes des systèmes d’information, elle passe
par une mise en forme (l'in-formation), à bien distinguer de la précédente mise
en forme (l'informatique). Elle se réalise dans une mémoire collective et
transforme des données en connaissances, puis en savoirs.
Cette représentation schématique du fonctionnement de la
mémoire, c’est tout l’enseignement de l’épistêmê d’Aristote dont je
crois utile de reconnaître l’immense portée. Elle va en effet bien au-delà du
simple fonctionnement de notre mémoire individuelle (la fonction cognitive
explicite dont traite Aristote, transformant des données en connaissances puis
en savoirs). Une telle représentation de la connaissance à l’œuvre dans nos mémoires
explicites, peut en effet nous aider à concevoir, sur le même modèle, qui est
aussi celui du fonctionnement naturel de nos mémoires implicites, de véritables
systèmes d’information adaptés, aussi bien au traitement des data (l'implicite),
qu’à celui des connaissances et du savoir (l'explicite). L’objectif de tels
systèmes serait de permettre le fonctionnement de mémoires partagées pour
l’exercice de différentes formes d’intelligence collective au service de
différentes « maisons communes » (ou écosystèmes), dans toutes sortes
de fonctions, stratégique, économique, scientifique, voire même politique au
sens d’Aristote qui associe politique et éthique.
Cette épistêmê aristotélicienne puise toute sa
force dans sa vertu première, l’intelligence.
La « co-nnaissance », au sens de l’épistêmê
d’Aristote associée au noûs, est la genèse d’une représentation
« co-ordonnée » du réel, mise « en forme » par « con-struction »
de sens dans une mémoire organisée.
4. Sens et intelligence
Comment faire pour organiser cette mémoire partagée qui
fait tout le système d’information ?
Le sens, c’est un triptyque. À partir de la réalité,
…des faits sont observés par des capteurs (capteurs électroniques de tous types
pour les data, les 5 sens pour notre fonction cognitive explicite, + l’intuition
qui en fait auparavant la synthèse, dans une première mémoire implicite). Ce
sont les données du problème que le système a pour fonction de résoudre. Pour
un système de données (ou data system), qui peut prendre pour modèle
notre fonction cognitive implicite, la solution du problème est calculée par
des algorithmes. Les données en entrée sont traitées en suivant le sens de la
flèche (panneau central du triptyque), avec finesse (ce sont des smart data
sur le modèle des connaissances tacites), pour donner corps ensuite à une
solution dont la signification (troisième panneau du triptyque) fait toute la consistance
(les thick data sur le modèle des savoir-faire, qui engendrent un signal).
Pour le système d’information qui prend pour modèle notre fonction cognitive explicite,
la solution est le fruit d’un raisonnement logique. Les données sont exploitées
en suivant toujours le sens de la flèche avec intelligence (ce sont des connaissances
explicites) pour donner corps à une solution dont la signification est un
savoir explicite exprimé par un signal.
Cette intelligence, au sens de la Logique d’Aristote qui
s’intéresse à la transformation des données en connaissances puis en savoirs
dans la mémoire explicite, commence par une capacité de discernement, sagesse théorique,
associée à l’observation. Elle se prolonge avec méthode, sagesse pratique,
sagacité ou prudence, dans l’action, et s’accomplit enfin avec habileté,
sagesse poétique, art ou façon, associée à la création.
5. Endoxe, méthodologie et technologie
C’est ici qu’intervient l’endoxe, la doxa chez
Aristote, qui est une idée partagée par tous (ou la plupart) parce qu’elle
répond à une attente générale des sages. Elle vient compléter le dispositif
pour refermer la boucle et relancer une observation lorsque le savoir ainsi
conçu ne répond pas suffisamment à l’attente. L’observation des faits est ainsi
orientée dans un cycle continu, par l’intention, une envie, un intérêt ou un besoin,
partagé par tous (ou la plupart), qui fait sens. C’est cette endoxe qui oriente
les capteurs et donne son sens à l’action. C’est elle qui donne du sens aux données
(les data), et à la fonction statistique qui en assure la collecte.
C’est elle ensuite, qui donne son sens à la fonction cognitive permettant le
passage de l’implicite à l’explicite ou des data à l’information
(données, connaissances et savoir). C’est elle enfin, qui donne tout son sens à
cette fonction documentaire dont il faut rappeler le rôle essentiel dans
l’organisation de nos systèmes d’information.
La fonction documentaire, fonction à vocation collective
de transport de sens, c’est cette fonction d’agrégation des données substantielles
en environnement numérique comparable à celui de nos mémoires implicites, ou d’agrégation
des savoirs en environnement analogique comparable à celui de nos mémoires
explicites. Cette fonction est aujourd’hui à la peine, dans un espace-temps de
plus en plus contracté par les Nouvelles Technologies de l’Information et de la
Communication dont les sciences du même nom, les Sciences de l’Information et
de la Communication, ont bien du mal à dompter les flots tumultueux. Dans
« Information et Communication », il y a « Communication ».
Se limiter au traitement des data et à la seule technologie numérique,
c’est se condamner à rester dans l’implicite, c’est-à-dire se priver de
l’explicite et donc, d’une certaine manière, abandonner cette deuxième jambe de
l’InfoCom qu’est la communication. L’outil méthodologique de la communication,
c’est cette endoxe, néologisme construit par opposition à la notion de paradoxe
(ce qui va contre l’attente générale). Il indique une idée partagée par tous en
raison du sens que lui procure l’attente générale, et assure le passage de
l’implicite à l’explicite, des big, smart, puis thick data,
aux connaissances puis aux savoirs explicites. C’est un outil de partage. L’outil
technologique de la communication, qui vient compléter l’endoxe et l’outil
méthodologique, en lui succédant, sûrement pas en le précédant, c’est la
documentation. L’activité documentaire doit être ainsi considérée comme une
pratique collective courante fondamentale, accessible à tous, et dont la
maîtrise par tous conditionne l’organisation du système d’information envisagé
comme une mémoire collective, c’est-à-dire, adaptée au partage de l’information
(la communication).
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