Gouverner c’est prévoir, nous dit le proverbe. Pour être plus précis, je dirais que gouverner, c’est engager l’avenir sur lequel seul nous pouvons agir, quand le présent, enfant du passé, n’est plus en notre pouvoir dès qu’il advient. Agir, c’est anticiper et décider d’exercer un effet sur l’avenir. C’est décider à chaque instant d’un futur possible qui demeure toujours incertain dans l’instant présent.
Au fond, comme chef de l’État, deux choses lui avaient manqué : qu'il fût un chef ; qu'il y eût un État (de Gaulle à propos du président Lebrun en 1940)[1]
Mais pour agir et engager l’avenir d’un pays, encore faut-il, si l’on en croit le fondateur de notre Ve République, qu’il y ait un « chef » pour en assurer la conduite et un « État » à la mesure de l’entreprise. C’est là tout l’enjeu du gouvernement des hommes, de la conduite de l’État et du régime apte à diriger la cité, soit celui de la politie[2] aristotélicienne.
Dans une chronique récente, Nicolas Baverez nous alerte sur la crise que traverse notre pays. « Nous ne vivons plus une crise politique mais une crise de régime. La France est un bateau ivre, privée non seulement de gouvernement, de majorité, de budget, mais aussi d’État en raison d’une instabilité de l’exécutif […] qui interdit tout redressement du pays »[3]. À condition de redonner à la Politique avec un grand « P » toute la grandeur qu’elle mérite et toute la profondeur à laquelle nous invite Aristote, c’est pourtant bien d’une crise Politique qu’il s’agit, impliquant tout ensemble, le gouvernement, la conduite de l’État et le régime politique.
Gouverner, dans le langage maritime, c’est stricto sensu, manœuvrer une embarcation ou un bâtiment au moyen de son appareil à gouverner. En eau libre, c’est tenir un cap. Gouverner un peuple, c’est donc au sens strict, manœuvrer le "vaisseau"[4] nommé État sur lequel il est embarqué, pour le maintenir sur la route de l’intérêt général. Gouverner un pays, c’est ainsi alterner les coups de barre d’un bord à l’autre pour maîtriser la bonne marche du vaisseau État chahuté par le vent de l’histoire, des courants politiques contraires, et une mer agitée de destins entrecroisés. Gouverner une nation, c’est mettre la barre de l’État à droite puis à gauche, afin de le maintenir sur sa route en gardant le cap requis par le peuple souverain, celui de l’intérêt général, malgré les éléments défavorables qui voudraient l’en éloigner.
Gouverner des hommes, si c’est bien stricto sensu tenir un cap, ce n’est donc pas comme on l’entend souvent dans un sens plus large, décider du cap à tenir ou déterminer la route à adopter : c’est seulement se contenter de la suivre. Le chef du gouvernement, le Premier ministre, premier des serviteurs de l’État et chef de tous les ministres, c’est l’homme de barre du vaisseau État. Le gouvernement d’un peuple, est un organe tout d’exécution, dont l’activité s’avère fondamentalement binaire, alternant coups de barre d’un côté à l’autre d’une route tracée par l’autorité en charge de la conduite de l’État.
La conduite de l’État, c’est l’art de diriger ce vaisseau emportant le peuple vers un destin qu’il se choisit en toute liberté, afin de satisfaire cet « ensemble réfléchi et hiérarchisé de désirs collectifs, fait de connaissances et de choix » qui, « associé à une conscience aigüe de l’impérieuse nécessité de compter avec l’autre »[5], fait la bonne politique. Conduire le vaisseau de l’État, ce n’est pas seulement le gouverner en gardant le cap sur la route de l’intérêt général, parfois aussi difficile à suivre qu’à tracer, c’est en démocratie, le diriger en s’orientant dans cet océan collectif de désirs individuels plus ou moins contradictoires exprimés par le peuple souverain. L’habileté de l’homme de barre et de son gouvernement est essentielle pour la tenue de route, mais le choix du cap à suivre n’est pas de sa compétence, et son efficacité est étroitement liée à son pouvoir de décision dans l’action qui ne peut être entravé par d’autres sollicitations que celles de l’autorité en charge de la conduite de l’État. C’est au peuple de décider de son destin, à l’État de lui fournir le moyen de faire route pour l’atteindre, et à son chef d’en assurer la conduite.
La conduite de l’État, c’est donc l’art de naviguer dans cet océan de « désirs collectifs » plus ou moins bien exprimés, et de faire un choix clair de la route à suivre par le gouvernement. Celle-ci, parfois bien sinueuse, serpente toujours entre les deux grands courants de la scène politique internationale contemporaine hérités de l’Antiquité gréco-romaine, une civilité républicaine souverainiste conservatrice sur la droite de l’échiquier politique, et une socialité démocratique mondialisée progressiste sur sa gauche.
Tout comme le gouvernement d’un pays qui tient le cap en manœuvrant la barre à droite puis à gauche, la conduite de l’État est ainsi une activité intrinsèquement binaire, opposant la droite à la gauche dans un dualisme qu’il convient de considérer, pour exploiter avec bonheur l’alternative de ces deux grands courants et profiter pleinement de leur complémentarité. Sur la route sinueuse de l’intérêt général, il s’agit de naviguer dans l’immensité de l’océan Politique, ainsi nommé en référence à la politie aristotélicienne, ce régime idéal auquel aspirait le précepteur d'Alexandre le Grand. Un tel régime politique prendrait ainsi la forme d’une sorte de monarchie aristocratique, tenue à l’abri de toute dérive tyrannique ou oligarchique grâce aux vertus démocratiques d’une route tracée par le peuple dans une quête permanente de cette grande "Cause publique" républicaine qu’est l’intérêt général. Le choix de la route à suivre n’y serait pas l’œuvre du gouvernement, mais celle du peuple souverain, qui l’exprimerait par la voix de son chef, le chef de l’État.
La conduite de l’État sur la route de l’intérêt général, comme le gouvernement de la nation qu’il embarque sur un océan Politique souvent tourmenté, impose de « naviguer sur l’avant », selon l’expression consacrée par les marins qui savent l’importance de l’anticipation dans la manœuvre du navire. Anticiper, c’est décider d’un futur possible afin de se mettre en situation d’en assumer les effets. Or le futur est toujours singulier. La décision ne s’accommode guère du « en même temps ». Il faut choisir parmi plusieurs possibles, celui qu’il convient de privilégier, et celui-ci est irrémédiablement unique. L’action, contrairement à la réflexion qui peut la précéder, est toujours le résultat d’un choix ou d’un enchaînement de choix fondamentalement binaires. C’est une succession d’instants opportuns (le kairos grec) auxquels correspondent autant de décisions à prendre, d’alternatives qu’il convient de trancher en n’en conservant qu’une au détriment de l’autre. L’action politique n’échappe pas à la règle, qu’elle soit destinée à la tenue de cap ou à la détermination de la route à suivre. C’est la raison pour laquelle, en démocratie, la souveraineté populaire doit pouvoir pleinement s’exercer sur le choix du chef de l’État et de la route qu’il va tracer, puis sur la bonne exécution de cette trajectoire par le gouvernement qu’il dirige. L’un comme l’autre, le choix de la route et le contrôle de son exécution doivent être pleinement assumés par le peuple souverain doté d’un pouvoir de décision que seule permet une bipolarisation de la vie politique adaptée à cette dualité de l’action.
C’est en effet dans le choix de cette route ou du chef de l’État qui la trace, qu’intervient le risque de dérive démagogique soulevé par Aristote. Ce risque est inhérent à la nature même de ces "vertus démocratiques" hissant le peuple au rang de monarque absolu. C’est donc en premier lieu, au mode d’expression de ce choix, et donc à la méthode de sélection par le peuple du chef de l’État, qu’il convient de réfléchir. Sans légitimité dynastique permettant d’échapper aux dérives démagogiques qui risquent de parasiter le suffrage universel, il semble en effet indispensable de se concentrer sur les modalités d’exécution de ce choix, en prenant acte de l’alternative présentée par le dualisme des grands courants irriguant le monde politique contemporain, qui oppose sociaux-démocrates, progressistes et mondialisés aux républicains civiques, conservateurs et souverainistes.
C’est sur la base de cette bipolarisation de la vie politique que l’alternance démocratique peut selon moi être pensée aujourd’hui. Ce serait donc, dans un premier temps, une alternative qu’il convient de trancher par le suffrage universel direct pour donner au peuple le moyen de choisir le courant politique à adopter et sélectionner ainsi le chef capable de déterminer la route à suivre et de nommer un gouvernement rallié à ce courant. Dans un second temps, l’enjeu serait de donner au peuple le moyen d’assurer le contrôle du suivi par le gouvernement de la trajectoire ainsi définie dans le respect de la volonté populaire, par un chef de l’État élu au suffrage universel direct. C’est là qu’intervient le Parlement, dont le rôle n'est pas d’entraver l’action légitime du gouvernement mais de la contrôler. Seule une opposition rassemblée derrière un chef incontesté capable de proposer une alternative crédible au chef de l’État en fonction et à son gouvernement peut prétendre avoir vocation à assurer ce contrôle avec une efficacité suffisante pour contrer toute sorte de dérive et en particulier toutes celles qui résulteraient de la non tenue de promesses électorales purement démagogiques.
À suivre…
[1] Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, vol. III, Le Salut : 1944-1946, Paris, Pocket, 2006, p. 31-32.
[2] Du grec ancien πολιτεία / politeia, « régime politique ». Dans la Politique, Aristote à la recherche du régime politique idéal, préconise une politie qui serait un régime mixte alliant conduite monarchique, gouvernance aristocratique et procédures démocratiques en les gardant de leurs dérives respectives tyrannique, oligarchique et démagogiques.
[3] Nicolas Baverez, La dissolution de la Ve République, FigaroVox, 31 août 2025.
[4] Vaisseau : du latin tardif vascellum, « urne, petit vase ; vaisselle », prenant au XIIe siècle les sens de « récipient » et de « navire », mais également au XIVe siècle, celui de « conduit transportant des liquides organiques » (Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition). Le vaisseau de l’État, c’est un récipient ou un conduit, qui transporte ce fluide organique irriguant la nation que l’on nomme peuple.
[5] Francis Beau, De la démocratie en République, Cercle K2, 16/09/2023.
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