Épistêmê, endoxe et sens
Le document, instrument technique de transport de sens
Il nous faut donc dépasser la seule dimension numérique
des data, qui limite théorie, pratique et production à un rôle instrumental (lunette
de Galilée ou données de masse en entrée, calcul ou Intelligence Artificielle
au cœur du système, et tablette sumérienne ou data hub en sortie), afin de
porter l'effort sur la dimension analogique de l’information. Et, s’il faut
s’intéresser au produit final, aux progrès techniques, c’est en prêtant
attention à ceux qui affectent son support, le document.
Si le grand livre de la nature est écrit en langage
mathématique, l’homme s’exprime quant à lui dans un tout autre langage. La
notion de valeur, en particulier, est dans nos têtes, pas dans la nature. Elle
n’est abordée en langage mathématique que sous une forme exacte qui ne traduit
en rien l’infinie diversité de nos perceptions (les 5 sens + l’intuition), elle
se formalise dans le discours (le logos) guidé par l’intention (le sens de la
flèche), et elle est portée par un produit documentaire (la signification).
Avec le document, qui est un support technique, l’information s’externalise en
s’affranchissant du corps et par là même de la mémoire individuelle. L’histoire
du document, c’est l’histoire d’une lente évolution de l’individuel au
collectif et du statique au dynamique. Elle est rythmée par le progrès :
le document se grave puis se calligraphie, s’imprime et désormais se dématérialise,
dans le contexte électronique qui caractérise mieux, je crois, la mutation
technologique actuelle, que la seule référence au numérique.
Dans nos systèmes d’information, la fonction
d’agrégation des données substantielles, l’agrégation des savoirs en
environnement analogique, c’est la fonction documentaire, fonction à vocation
collective de transport de sens. Avec une fonction statistique en pleine
effervescence et une fonction cognitive profondément déstabilisée par des
progrès techniques élevés au rang de moyens en lieu et place de la méthode, la fonction
documentaire est à la peine, dans un espace-temps de plus en plus contracté par
les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication.
L’ampleur de la révolution engendrée par l’apparition de
l’électronique dans la gestion documentaire doit être l’occasion de dépasser la
seule donnée numérique en reconnaissant aux savoir-faire de la documentation un
statut nouveau de pratique collective courante accessible à tous, sans laquelle
il sera de plus en plus dérisoire d’attendre une quelconque capacité à décider
et à agir de manière collégiale. Il ne s’agit pas là d’un simple problème de
transformation numérique dans l’entreprise ou dans nos sociétés, mais d’une
évolution méthodologique majeure liée à l’utilisation d’une technologie
nouvelle, l’électronique, qui est une branche de la physique appliquée
utilisant l'électricité comme support pour le traitement, la transmission et le
stockage d'informations dans une mémoire collective.
Pour plagier la formule de Boileau, il faut désormais
que chacun puisse se sentir "aussi savant, un système d’information à sa
main", que "tout protestant" a pu se sentir "pape, une bible
à la main".
(à suivre)
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