mercredi 31 janvier 2024

EN ROUTE POUR 2024

Dans l’épais brouillard civilisationnel qui nous envahit chaque jour un peu plus, et au moment d'enjamber définitivement ce mois de janvier sur le fragile pont de singe qui s'enfonce dans un avenir bien incertain, il m’a semblé important de renforcer cette foi en l’avenir qui m’a toujours guidé, car je la crois consubstantielle de toute vie humaine. J’ai donc ressenti le besoin de faire un dernier point à partir de mes observations de 2023 qui s’estompent désormais dans le sillage de 2024, afin de recaler cette foi un peu tâtonnante, comme le marin recale son estime avant d’entrer dans la brume.

 


C’est la raison pour laquelle je continue à travailler sur cette troisième "révolution du signe" associée aux progrès des technologies de l'information qui, après le passage de l'oral à l'écrit il y a trois mille ans, puis de l'écrit à l'imprimé il y a cinq siècles, nous fait passer quant à elle de l'imprimé à l'écran. Elle annonce selon moi bien des bouleversements dont nous ne soupçonnons pas encore toutes les conséquences, mais dont nous verrons sans doute quelques effets au cours de cette nouvelle année.

De la tablette d'argile à la tablette tactile en passant par Gutenberg, ce sont en effet trois grands sauts technologiques touchant les supports de l'information (le "signe"), qui ont été à l'origine de toutes les grandes mutations civilisationnelles ayant émaillé l'histoire de l'humanité. Le passage de l'imprimé à l'écran qui nous intéresse aujourd'hui pourrait par exemple, à plus ou moins long terme, donner en particulier au simple citoyen le pouvoir de débattre sur un pied d'égalité avec les "sachants" détenteurs de l'autorité. Comme les deux révolutions précédentes, qui ont été à l'origine des plus grandes inventions politiques de l'humanité, la démocratie chez les Grecs ou la république chez les Romains pour la première, la démocratie moderne pour la seconde, celle dans laquelle nous essayons de nous orienter est pleine de défis politiques à relever. C'est en particulier le cas de la construction européenne sur laquelle nous aurons à nous prononcer au printemps. Dans le monde globalisé mais multipolaire qui se dessine, les enjeux de ce nouvel objet politique encore mal identifié que constitue notre Europe en construction, sont immenses. A mi-chemin entre la nation et l'empire, elle dispose d'institutions mal taillées, imposées à nos compatriotes par voie de traité, sans tenir compte de leur avis pourtant exprimé par voie de référendum. C'est là un véritable fossé démocratique qui s'est ouvert entre une population en voie de précarisation économique et culturelle inexorable et des élites autoproclamées, prétendues omniscientes et semble-t-il omnipotentes (tant que les bonnets rouges, gilets jaunes ou autres agriculteurs en colère ne les auront pas renversées). Entre les deux, une classe moyenne se bat pour éviter la précarisation, en essayant d'y voir clair pour ne pas se laisser entraîner dans ce fossé chaque jour un peu plus creusé.

Nous sommes, j'en ai bien peur, définitivement plongés dans cette troisième révolution longue, sans disposer malheureusement du recul nécessaire ou de la hauteur de vue qui pourrait nous permettre de percer cet épais brouillard entourant notre avenir immédiat. Sans cette vision à long terme qui pourrait nous permettre de gérer le court terme plus efficacement, il ne nous reste plus qu'à nous agripper fermement à ces deux main-courantes qui encadrent notre fragile pont de singe. L'une, peut-être la plus solide parce que la plus profonde, est notre conscience sans laquelle toute science ne serait que ruine de l'âme, l'autre, peut-être la plus utile parce que la plus raisonnable, est notre éthique personnelle, soit cet ensemble raisonné fait "de connaissances et de choix", "réfléchi et hiérarchisé" en fonction de nos intérêts particuliers, au premier rang desquels figure néanmoins l'intérêt général. Souhaitons qu'en 20224, cet épais brouillard puisse se dissiper suffisamment pour nous permettre de bien hiérarchiser nos choix en distinguant l'intérêt général de nos intérêts particuliers avec tout le discernement nécessaire à la construction d'une Europe suffisamment forte pour rivaliser avec les puissances qui l'entourent.

Comment contrer les dérives oligarchiques de cette Europe qui s'élargit sans cesse, sans disposer d'institutions démocratiques suffisamment saines ? Comment construire une Europe puissance capable de rivaliser avec les grandes puissances émergentes tout en s'émancipant de l'hégémonie américaine déclinante ? Comment, dans une telle Europe puissance, préserver la souveraineté nationale et le patriotisme indispensable pour assurer la défense de la France ? Comment conserver à la France son statut de puissance nucléaire qui seul, nous permet de compter à part égale au Conseil de sécurité avec les autres grandes puissances de ce monde, sans rêver d'une Europe qui serait un empire d'inspiration napoléonienne ? Comment sauver notre République, la cinquième, si bien imaginée par de Gaulle, mais tellement dénaturée par ses petits successeurs ? Autant de questions, et mille autres encore, que nous devrons nous poser cette année. J'ai bien peur en effet que celle-ci soit une année charnière pour notre avenir en tant que nation souveraine au sein d'une Europe que l'on voudrait capable de faire entendre sa voix dans un monde de plus en plus chahuté. La route à cet égard sera longue, mais les échéances européennes en 2024 risquent d'être déterminantes pour la suite. Si nous ne voulons pas basculer comme il semble que nous en prenions de plus en plus le chemin vers une Europe fédérale impossible à gouverner selon nos principes démocratiques issus de la deuxième révolution du signe associée à l'invention de l'imprimerie, il va nous falloir d'urgence inventer une nouvelle forme de régime politique adaptée à la révolution des écrans et à la globalisation du monde qui en résulte.

C'est là, je crois le défi majeur auquel nous allons être confrontés dans les années à venir. Ma génération ne sera probablement plus là pour assister à l'avènement de ces nouveaux régimes en charge de la destinée commune de grands ensembles multinationaux. Mais dans cette nouvelle ère qui s'ouvre, succédant à celle des États-nations aujourd'hui à la peine, après celle des cités-États de l’antiquité ou de la Renaissance, notre vieille Europe pourrait à nouveau en donner l'exemple. Quoi qu'il en soit, ce sera aux nouvelles générations de relever ce défi avec toute l'intelligence, la passion, et surtout la confiance en l'avenir que nous saurons leur transmettre. Cette foi en l'avenir que nous avons hérité de nos parents au sortir des deux guerres les plus meurtrières que l'humanité ait jamais connues, était la marque de ma génération aux temps heureux de ma jeunesse. Nous la pensions inébranlable, mais il nous arrive parfois de douter face aux immenses difficultés que notre monde s'apprête à affronter. 

Quels que soient nos doutes, formons le vœu, en cette année qui débute, que les générations qui nous suivent héritent de cette foi inébranlable en l'avenir qui seule pourra leur permettre de mener le vaisseau France à bon port avec tout l'enthousiasme nécessaire pour affronter ces incertitudes que l'épais brouillard de l'avenir n'aidera pas à lever. Quels que soient nos avis éclairés sur les écosystèmes, les changements climatiques, le choc des civilisations, les crises internationales et la géopolitique mondiale, ou encore nos craintes d'un effondrement de nos sociétés industrielles, nul doute en tout cas qu'ils auront besoin de comprendre par eux-mêmes le monde qui les entoure en s'appuyant sur de véritables systèmes d'information aussi disruptifs et performants pour notre époque que les encyclopédies l'ont été en leur temps. Organisés en mémoires collectives, ces systèmes devront reposer sur l'exploitation par tous d'une documentation à caractère scientifique, permettant la mise en œuvre d'une véritable intelligence collective. Celle-ci n’aura pas grand-chose à voir avec cette intelligence artificielle, dont on nous rebat les oreilles faute d'avancées méthodologiques significatives en matière d'exploitation de l'information. Elle permettra ainsi d'émanciper la pensée raisonnée, de la dictature technologique du calcul. Souhaitons que cette génération qui monte puisse ainsi éviter un jour de marcher sur la tête comme il semble que nous en ayons fait un art de gouvernement ces dernières années.

Je regrette parfois d'être un peu seul à me poser toutes ces questions. Mes réflexions ne permettent certes pas d'y répondre, mais peut-être de mieux nous préparer à affronter les indéterminations qui en résulteront.

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