vendredi 29 décembre 2023

De l’éthique à la politique en passant par la science

La politique doit être à la Cité, ce que l’éthique est à l’individu, soit « un ensemble réfléchi et hiérarchisé » de ses intérêts, « fait de connaissances et de choix »[1] assujettis à une conscience aigüe de l’autre pour en comprendre les différences et anticiper les affrontements qui peuvent en résulter. 

Entre science et conscience, l’étymologie nous suggère cette idée de mise en commun qui transforme des données combinées entre elles pour en faire des connaissances dans nos mémoires individuelles, mais nous incite aussi à étendre ce partage au collectif qui est indéniablement le vaste champ d’application de la science comme de la politique. S’il est vrai que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », comme l’observait jadis Rabelais, le fil qui conduit de l’une à l’autre est sans aucun doute une affaire de sens : de la science à la conscience, il est un lien profond, qui unit dans la mémoire nos cinq sens au sens commun orientant ainsi l’éthique individuelle et l’action juste qui en procède. Mais cette conscience aigüe de l’autre, qui transforme des données observées en connaissances acquises dans nos mémoires individuelles, à des fins éthiques, peut en effet s’étendre au partage de l’information dans une mémoire collective, à des fins politiques. C’est elle qui permet de comprendre les agissements de tous les autres sujets auxquels le collectif est confronté, qu’ils soient individuels ou collectifs, au deçà ou au delà de ses frontières. C’est elle encore, qui permet de contrer ces agissements, et de les combattre lorsqu’ils entrent en concurrence ou en conflit avec l’intérêt général, qui est celui de la communauté internationale avant d’être celui de la nation, celui de la nation avant celui de toute autre communauté socioprofessionnelle ou familiale, ou celui de la communauté avant celui de l’individu.

Cette compréhension est la base incontournable de tout échange, de toute relation, de toute association ou de toute négociation à l’échelle collective nationale ou internationale de la Cité, qui est celle de la politique, comme à l’échelle individuelle, dans un contexte familial, associatif, professionnel ou citoyen, qui est celle de l’éthique. De même que l’éthique s’applique à un individu, la politique s’applique à un État considéré comme une personne morale une et indivisible, soit un sujet, un individu libre et responsable ou une entité[2] politique. Pour garantir cette compréhension mutuelle, la politique doit pouvoir s’appuyer sur les Lumières d’une intelligence collective conçue à l’image de nos intelligences individuelles qui transforment des données en connaissances puis en savoirs dans nos mémoires implicites puis explicites. Mais cette intelligence collective doit toutefois être soumise à l’intérêt général, alors même que nos intelligences individuelles sont assez naturellement guidées par des intérêts particuliers. Heureusement, ces derniers sont, tout aussi naturellement, fortement tempérés dans nos mémoires par une éthique personnelle qui impose de compter avec l’autre. Dès lors, même si l’intelligence individuelle prédispose à ne jamais compter que sur soi-même, chacun est bien naturellement forcé de toujours compter avec autrui, cet autre pour lequel il faut bien chercher à compter, comme nous y engage le sens commun par simple intérêt individuel autant que par civilité bien ordonnée.

Qu’elle soit individuelle ou collective, l’intelligence doit ainsi pouvoir s’appuyer sur une connaissance éclairée de toutes les entités ou agents qui l’entourent[3] et interagissent avec elle, afin d’en comprendre les motivations et d’anticiper les effets de leurs actions ou réactions, de les soutenir lorsqu’elles vont dans le sens de l’intérêt général et de s’en défendre lorsqu’elles lui sont contraires. C’est sur la connaissance de l’autre avec lequel il faut bien compter, que l’éthique impose de compter à l’échelle individuelle, comme la politique à l’échelle de la Cité doit pouvoir compter sur la connaissance de toutes les autres entités collectives[4] de son entourage avec lesquelles elle doit nécessairement compter. La connaissance est bien au cœur de la politique comme elle est au cœur de l’éthique dont elle constitue la matière première. On la dira scientifique lorsqu’elle s’applique plus largement à la politique, pour être collectivement reconnue ou admise et acquérir ainsi le statut de Savoir avec un grand "S" sous-entendu "universel" parce qu’individuellement partagé.

La politique devient dès lors une science s’appuyant sur la raison et la dialectique, qui permet des choix dont la nature nécessairement collégiale impose le recours à une discipline rigoureuse. Aristote associait la nature politique de l'homme à sa nature raisonnable : « l'homme est un "animal politique"[5] », mais c’est aussi un "animal raisonnable", en grec zôon logikon qui signifie "animal doué de logos", c'est-à-dire, aussi bien, "doué de parole" que "doué de raison". Si les Grecs ont inventé la démocratie, ils ont surtout en effet inventé la politique, soit la contribution de l’homme à la vie de la cité (polis) et à sa destinée par le libre exercice de la parole et de la raison. La démocratie ou la politeía (πολιτεία) chez Aristote, met le logos ou la parole au premier plan, contrairement aux tyrannies qui s’exercent dans le silence de la peur. Mais les Grecs ont aussi inventé les mathématiques en poussant la spéculation (étude, recherche ou pensée), soit l’abstraction théorique, bien au-delà de la pratique tâtonnante et empirique du calcul et de la géométrie réalisée par les Babyloniens et les Égyptiens. L'aventure de la recherche scientifique (mathématique, astronomique, physique...) chez les Grecs est indissociable de l’invention de la Cité, de l’État, ou de cette démocratie politique (politeía), que l’on traduit souvent à la suite des auteurs latins par « république »[6].

La dérive démagogique[7] de la notion de démocratie[8] dénoncée par Aristote doit néanmoins inciter à s’interroger sur son usage républicain[9]. Pour que le peuple puisse exercer le pouvoir, il lui faut toute la puissance que lui confère sa masse exprimée par une majorité dont la conduite ne peut en effet se passer de séduction pour "attirer" (agôgos) librement, sans faire appel à la contrainte. Mais lorsque le peuple se laisse séduire par les promesses électorales de ses représentants, la majorité ainsi élue est alors susceptible, comme l’observe Aristote, de commander une conduite « déraisonnable » des affaires publiques. Elle se montre en effet peu disposée à prendre les décisions nécessaires au bon fonctionnement de la "chose publique", car elle s’appuie plus sur l’affect que sur la raison. Cette dernière en effet, la raison, est synonyme de cause ou de motif, traduisant ainsi la faculté d’exprimer une relation de cause à effet donnant tout son sens à l’action politique comme à n’importe quelle activité intellectuelle ou consciente visant à entraîner ou à convaincre. La notion d’intérêt, dont on a vu qu’elle s’ordonnait dans l’éthique en « un ensemble réfléchi et hiérarchisé fait de connaissances et de choix », indique bien cette implication de la cause dans les effets qu’elle produit[10], donnant ainsi tout son sens à la politique en tant que véritable science, assujettie à la notion d’intérêt général érigée au rang de valeur suprême.

On parlera dès lors de science appliquée, par opposition aux sciences fondamentales enseignées sur les bancs de l’école ou aux recherches menées au sein des universités, pour indiquer qu’elle s’applique à la pratique de la politique à partir de connaissances fondamentales bien entendu, mais aussi conjoncturelles recueillies jour après jour sur des entités politiques, comme sur des agents économiques ou des personnes morales et physiques, qui sont tous des acteurs de la "chose publique". Mais c’est encore une science de l’autorité, qui fonde l’État sur ce lien étroit qu’elle doit entretenir avec léthique, pour associer responsabilité individuelle et confiance collective, et permettre ainsi une allégeance commune à cette grande "Cause" publique, la "Chose" publique ou res publica, réunissant nos désirs collectifs dans la notion dintérêt général. Du libre arbitre citoyen à la souveraineté populaire, tous deux soumis à l’imperium de l’intérêt général, la politique doit permettre l’établissement d’un lien fort entre le nombre et l’unité afin d’assurer une stricte corrélation entre confiance collective et responsabilité individuelle, condition sine qua non de l’autorité de l’État.



[1]   André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, PUF, 2001, p. 219 (ÉTHIQUE). J’ai substitué la notion d’intérêt à celle de désir invoquée ici par Comte-Sponville pour indiquer l’implication primordiale de la raison dans le dispositif (cf. plus loin à propos du sens donné à l’action politique).

[2]   Une entité est une réalité caractérisée par un ensemble homogène de traits permettant à l'esprit de se la représenter comme un être ayant son individualité (Dictionnaire de l’Académie française, 9ème édition).

[3]   Individus ou personnes physiques, entités collectives constituées en unités ou personnes morales.

[4] Ces entités collectives rassemblent des individus réunis sur la base de leur participation à un même groupe, doté d’une identité morale et de la personnalité juridique associée de "personne morale" (Églises, États, entreprises, unités administratives ou opérationnelles, associations…).

[5]   Politique, I, 2.

[6]   Du latin res publica qui signifie « chose publique » et désigne souvent l’intérêt général, le gouvernement, la politique ou enfin la Cité ou l’État (en grec politeía, cf. Cicéron dans De la République).

[7]   Du grec dêmagôgos, composé de dêmos, « peuple », et agôgos, « qui guide, qui attire », soit lorsqu’il est un chef politique, « celui qui conduit, qui attire ou qui séduit le peuple ».

[8]   Du grec dêmokratia, composé de dêmos, « peuple », et kratos, « pouvoir, puissance ».

[9]   Voir à ce sujet ma tribune précédente (De la démocratie en République, tribune K2 du 16/09/2023).

[10] Exemple : dire qu’une "chose" (phénomène, affaire ou évènement), intéresse la science ou bien encore l’éthique ou la politique, c’est indiquer qu’elle exerce sur ces dernières un effet dont elle est de facto la cause.

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