vendredi 18 novembre 2022

Information, communication et documentation : une intelligence collective au service de la Politique (24)

Petit glossaire insolite de l’infocom au service des artisans d’une intelligence collective de documentation à usage politique  

    PENSÉE

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Elle permet de ramener la complexité du visible à de l'invisible simple.

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Penser, c’est unifier des représentations dans une conscience[1].

    Penser, c’est exprimer la représentation que l’on se fait de la réalité avec laquelle on interagit, afin d’échanger avec soi-même en réfléchissant, ou avec autrui en dialoguant, pour accroître ses possibilités d’interaction avec son environnement. La pensée, c’est donc un travail de lecture de la réalité pour mieux interagir avec elle : c’est le travail de l’intellect[2]. Appuyé sur la raison, c’est le travail de l’intelligence, donc de la mémoire.

(retour à l’entrée précédente)

    La pensée, c’est ce processus cognitif qui prolonge l’intuition dans la mémoire en s’appuyant sur la raison entendue dans son sens le plus large, celui du logos grec, la parole ou le discours. Elle ne permet pas de rendre entièrement compte du réel, mais elle nous donne prise sur lui, comme une peau qui, l’enveloppant, nous permettrait de nous en saisir ou tout au moins d’en saisir les contours ou la forme (l’idée) pour augmenter nos capacités d’interactions avec lui. Elle permet de ramener la complexité du visible à de l'invisible simple.

    « Notre pensée est essentiellement pratique, orientée vers l’action », nous explique en effet Michel Volle, « en regard de la complexité illimitée de l’objet, cette pensée est simple » [3]. Chaque objet est acquis par nos sens au travers d’une « situation qui nous met en relation avec lui » et de « l’intention » qui nous anime à son égard. Situation et intention sont ainsi les deux entrées d’une « grille conceptuelle » [4] à partir de laquelle s’enclenche un processus cognitif dans notre mémoire pour mettre en forme (information) une représentation de cet objet, qui soit utile à l’action et qui aille dans le sens de notre intention (l’action souhaitée). Cette représentation est une information qu’une première intelligence dite procédurale prend tout d’abord en charge dans notre inconscient, puis qu’une deuxième forme d’intelligence dite conceptuelle peut transformer en pensée consciente.

    La pensée ne s’oppose pas à l’intuition, elle la prolonge, comme la raison (le logos) ne s’oppose pas au calcul, mais le prolonge. En effet, la raison, on l’a vu, relève d’une relation de cause à effet caractéristique de toute activité intellectuelle consciente ou conceptuelle. Elle est indissociable de cette notion de cause associée à l’idée d’analogie que Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, assimile à une identité de relation, inspirée de l’égalité de proportion mathématique. L’analogie permet de formuler par inférence, un jugement sur les objets qui s’offrent à la connaissance, pour établir un savoir. Ainsi, le processus analogique à l’œuvre dans le travail conceptuel de la mémoire ne s’oppose pas au processus numérique à l’œuvre dans le travail procédural de la mémoire, il le prolonge, tout comme l’unité prolonge le nombre pour faire corps, l’individu prolonge le collectif pour faire société, ou l’universel prolonge la multiplicité pour faire humanité, sans que chacun ne s’oppose respectivement à l’autre.

    L’intuition, on l’a vu, est ce sens interne intégrateur des cinq sens externes qui précède la pensée et forme le jugement. Dans le cadre collectif qui nous intéresse, elle conditionne l’élaboration d’une pensée collective, à partir d’un sens commun éminemment politique (ou sens de l’État, focalisé sur l’intérêt général, et guidant ainsi la mise en forme (information) de connaissances partagées, puis de savoirs communs. C’est à partir de ce sens commun porteur d’une intuition collective que s’élaborent les perceptions de la réalité avec laquelle le collectif interagit. Ce ne sont encore à ce stade, que des sensations des objets observés par chacun, dont des algorithmes peuvent nous restituer des représentations communes à partir des données discernées par le collectif pour rendre compte d’un objet commun.

    Notre pensée individuelle peut se limiter à cette simple intuition faisant intervenir le calcul de manière inconsciente. Il s’agit alors d’une lecture permettant d’interagir avec le réel, soit un travail de l’intellect par lequel nous traitons les données de l’expérience pour en dégager une idée, une image ou une quelconque forme abstraite capable de susciter un acte qui, bien que déclenché de manière inconsciente, se traduira consciemment par un résultat concret. Mais, dès lors que nous souhaitons élaborer une pensée collectivement au sein d’un groupe constitué à partir d’une intention commune, le calcul, qui façonne inconsciemment l’intuition dans une mémoire individuelle, ne suffit plus. Il reste utile pour traiter des données de masse (big data), puis peut-être pour acquérir les données pertinentes (smart data) au regard de l’intention commune qui conditionne le groupe, et enfin produire des données suffisamment consistantes ou substantielles (thick data)[5] pour conduire l’action, mais il ne peut suffire pour la déclencher. La décision qui déclenche l’action ne peut se contenter de la seule intelligence procédurale : elle doit impérativement passer par un travail de la mémoire conceptuelle.

    Ainsi, les perceptions directes qui sont des données dont le traitement peut être confié à des algorithmes, ne permettront jamais à elles seules de représenter une situation avec toutes les garanties de rigueur nécessaires à l’intervention d’une intention commune destinée à agir sur la dite situation. Seule une pensée de groupe, qui prolonge le traitement des données en procédant de ce même sens commun qui oriente une intuition dès lors collective, peut ainsi façonner l’information ou la mise en forme de connaissances partagées, puis de savoirs communs pour consolider cette relation si délicate dans l’action entre l’unité du sujet responsable, et la communauté de l’objet souverain « intérêt général » attachée au nombre. Ce sens commun est bien politique. Il découle d’une organisation rigoureuse de la relation difficile entre actions individuelles et jeu collectif, et s’inscrit ainsi dans ce rapport entre unité et nombre, dont on a vu qu’il pouvait être organisé pour adapter les grands principes de l’ordre républicain à cette société de l’information encore émergente.

    C’est bien là que se joue cette alliance si précieuse pour la démocratie entre responsabilité individuelle et confiance collective qui conditionne l’autorité de l’État et la souveraineté du peuple, comme également la solidarité nationale[6]. La mise en forme des savoirs communs ou l’information de documentation, qui permet l’élaboration collégiale d’une pensée commune et le fonctionnement d’une véritable intelligence collective, en est l’instrument incontournable.

 (à suivre...)



[1]   Kant, Prolégomènes, II.

[2] Chez Aristote, l’intellect est ce qui permet de connaître et de penser. Ce n'est pas encore la pensée ni l’activité de penser, mais la fonction qui produit les formes intelligibles abstraites nécessaires à l’exercice de la pensée en permettant la saisie de l'intelligible, du pensable, comme la lumière permet la saisie du visible. C’est une fonction par laquelle l'homme traite les données de l'expérience pour en dégager l'idée, soit une image ou une forme abstraite à vocation universelle.

[3]   Michel Volle. Le rapport entre la pensée et ses objets. volle.com. 09/12/2017.

[4]   Tableau à double entrée dont les intitulés des lignes organisent une hiérarchie de subordination des sujets en relation avec la situation, et les intitulés des colonnes organisent les objets attributs du sujet de chaque ligne assignés par un verbe reflétant une fonction prenant son sens dans l’intention qui nous anime (voire à ce sujet : Francis Beau, Le renseignement au prisme des sciences de l'information. Sciences de l'Information et de la Communication, Université Polytechnique Hauts-de-France, laboratoire DeVisu, 2019, pp. 273 et suivantes, ainsi que fig. 29, Principe de la grille conceptuelle).

[5]   Cf. Francis Beau, op. cit., pp. 262 et suivantes.


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