Essai de philosophie politique appliquée (suite)
INTRODUCTION (suite et fin)
… et la science politique
La politique devient dès lors une science s’appuyant sur la raison et la dialectique, qui permet des choix dont la nature nécessairement collégiale impose le recours à une discipline rigoureuse.
Aristote associait la nature politique de l'homme à sa nature raisonnable : « l'homme est un "animal politique"[1] », mais c’est aussi un "animal raisonnable", en grec zôon logikon qui signifie "animal doué de logos", c'est-à-dire, aussi bien, "doué de parole" que "doué de raison". Si les Grecs ont inventé la démocratie, ils ont surtout en effet inventé la politique, soit la contribution de l’homme à la vie de la cité (polis) et à sa destinée par le libre exercice de la parole et de la raison. La démocratie ou la politeía (πολιτεία) chez Aristote, met le logos ou la parole au premier plan, contrairement aux tyrannies qui s’exercent dans le silence de la peur. Mais les Grecs ont aussi inventé les mathématiques en poussant la spéculation (étude, recherche ou pensée), soit l’abstraction théorique, bien au-delà de la pratique tâtonnante et empirique du calcul et de la géométrie réalisée par les Babyloniens et les Égyptiens. L'aventure de la recherche scientifique (mathématique, astronomique, physique...) chez les Grecs est indissociable de l’invention de la Cité, de l’État, ou de cette démocratie politique (politeía), que l’on traduit souvent à la suite des auteurs latins par « république »[2].
La dérive démagogique[3] de la notion de démocratie[4] dénoncée par Aristote doit néanmoins inciter à s’interroger sur son usage républicain[5]. Pour que le peuple puisse exercer le pouvoir, il lui faut toute la puissance (kratos) que lui confère sa masse (le nombre) exprimée par une majorité dont la conduite ne peut en effet se passer de séduction pour "attirer" (agôgos) librement, sans faire appel à la contrainte. Mais lorsque le peuple se laisse séduire par les promesses électorales de ses représentants, la majorité ainsi élue est alors susceptible, comme l’observe Aristote, de commander (arkhein) une conduite « déraisonnable » des affaires publiques. Elle se montre en effet peu disposée à prendre les décisions nécessaires au bon fonctionnement de la "chose publique", car elle s’appuie plus sur l’affect que sur la raison. Cette dernière en effet, la raison, est synonyme de cause ou de motif, traduisant ainsi la faculté d’exprimer une relation de cause à effet donnant tout son sens à l’action politique comme à n’importe quelle activité intellectuelle ou consciente visant à entraîner, à persuader ou à convaincre. La notion d'intérêt , dont on a vu qu’elle s’ordonnait dans l’éthique en « un ensemble réfléchi et hiérarchisé fait de connaissances et de choix », indique bien cette implication de la cause dans les effets qu’elle produit[6], donnant ainsi tout son sens à la politique en tant que véritable science, assujettie à la notion d’intérêt général érigée au rang de Valeur suprême.
On parlera dès lors de science appliquée, par opposition aux sciences fondamentales enseignées sur les bancs de l’école ou aux recherches menées au sein des universités. Contrairement à ces dernières, elle s’applique à la pratique de la politique à partir de connaissances fondamentales bien entendu, mais aussi conjoncturelles, recueillies jour après jour sur des entités politiques, comme sur des agents économiques ou des personnes morales et physiques, qui sont tous des acteurs de la "chose publique". Mais c’est encore une science de l'autorité, qui fonde l’État sur ce lien étroit qu’elle doit entretenir avec l’éthique, pour associer responsabilité individuelle et confiance collective, et permettre ainsi une allégeance commune à cette grande "cause" publique, la "Chose" publique ou Res publica, unissant nos désirs collectifs dans la notion d’intérêt général. Du libre arbitre citoyen à la souveraineté populaire, tous deux soumis à l’imperium de l’intérêt général (la cause du peuple), la politique doit permettre l’établissement d’un lien fort entre « le nombre et l'unité »[7] afin d’assurer une stricte « corrélation entre confiance collective et responsabilité individuelle »[8], condition sine qua non de l’autorité de l’État .
La politique, cet « ensemble réfléchi et hiérarchisé de nos désirs » collectifs, « fait de connaissances et de choix », est assurément une science, associée à une conscience aigüe de l’impérieuse nécessité de compter avec l’autre, sans laquelle elle « ne serait que ruine de l’âme ».
suite ...
[1] Politique, I, 2.
[2] Du latin res publica qui signifie « chose publique » et désigne souvent l’intérêt général, le gouvernement, la politique ou enfin la Cité ou l’État (en grec politeía, cf. Cicéron dans De la République).
[3] Du grec dêmagôgos, composé de dêmos, « peuple », et agôgos, « qui guide, qui attire », soit lorsqu’il est un chef politique, « celui qui conduit, qui attire ou qui séduit le peuple ».
[4] Du grec dêmokratia, composé de dêmos, « peuple », et kratos, « pouvoir, puissance ».
[5] Voir à ce sujet ma tribune précédente (De la démocratie en République, tribune K2 du 16/09/2023).
[6] Exemple : dire qu’une "chose" (phénomène, affaire ou évènement), intéresse la science ou bien encore l’éthique ou la politique, c’est indiquer qu’elle exerce sur ces dernières un effet dont elle est de facto la cause.
[7] Voir à ce sujet : FB, Le nombre et l'unité, dans l'ordre républicain, Tribune K2, 06/04/2021.
[8] Voir également : FB, La relation entre collectif et individu dans une société de l’information en gestation, Tribune K2, 22/09/2021.
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