Notre mémoire individuelle, qui fait intervenir le calcul de manière inconsciente, peut se limiter à cette simple intuition, sens interne on l’a vu, intégrateur des cinq sens externes, qui précède la pensée et forme le jugement. Dans le cadre collectif qui nous intéresse, l’ intuition conditionne l’élaboration d’une pensée collégiale ou collective, à partir d’un sens commun éminemment politique (ou sens de l’État), focalisé sur l’intérêt général, et guidant ainsi la mise en forme (information) de données échangeables, de connaissances partageables, puis de savoirs communicables ou transmissibles.
C’est à partir de ce sens commun porteur d’une intuition collective que s’élaborent les perceptions de la réalité avec laquelle le collectif interagit pour élaborer une pensée collégiale. Ce ne sont au début, que des sensations des objets observés par chacun, dont des algorithmes peuvent nous restituer des représentations communes à partir des données discernées par le collectif pour rendre compte d’un objet commun. Il s’agit alors d’une lecture permettant d’interagir avec le réel, soit un travail de l’intellect par lequel nous traitons les données de l’expérience pour en dégager une idée, une image ou une quelconque forme abstraite capable de susciter un acte qui, bien que déclenché de manière inconsciente, se traduira consciemment par un résultat concret.
Mais, dès lors que nous souhaitons élaborer collectivement une pensée collégiale au sein d’un groupe constitué autour d’une intention commune, le calcul, qui façonne inconsciemment l’intuition dans une mémoire individuelle, ne suffit plus. Il reste utile pour traiter des « données de masse (big data) », puis peut-être pour acquérir les « données pertinentes (smart data) » au regard de l’intention commune qui conditionne le groupe, et enfin produire des données suffisamment « consistantes ou substantielles (thick data) »[1] pour conduire l’action, mais il ne peut suffire pour la penser. La décision consciente qui déclenche l’action réfléchie ne peut se contenter de la seule intelligence procédurale : elle doit impérativement passer par un travail de la mémoire conceptuelle.
Ainsi, les perceptions directes qui sont des données dont le traitement peut être confié à des algorithmes, ne permettront jamais à elles seules de représenter une situation avec toutes les garanties de rigueur nécessaires à l’intervention d’une intention commune destinée à agir en responsabilité sur la dite situation. Seule une pensée collégiale, prolongeant le traitement des données en procédant de ce même sens commun qui oriente en toute intelligence une intuition dès lors collective, peut ainsi façonner l’information ou la mise en forme de connaissances partagées, puis de savoirs communs pour consolider cette relation si délicate dans l’action entre l’unité du sujet responsable, et la communauté de l’objet souverain « intérêt général ». La pensée collégiale appliquée à la politique, c’est l’aboutissement du travail conceptuel d’une mémoire à vocation politique, c’est-à-dire d’une intelligence collective. Elle perçoit les objets de la réalité au travers d’une « grille conceptuelle déterminée par la situation qui nous met en relation avec eux et par notre intention envers eux »[2]. C’est la satisfaction de l’intérêt général qui forge le sens de l’État et détermine entièrement notre intention envers les objets observés que la situation met en relation avec nous. « En regard de la complexité illimitée de ces objets », ce travail conceptuel de l’intelligence à vocation politique, soit la pensée collégiale peut être « simple ». Grâce à l’ intelligence collective qu’une véritable documentation scientifique est capable de produire, c’est en effet dans cette démarche à la fois scientifique et politique, que la satisfaction de l’intérêt général forge le sens de l’État en déterminant « notre intention envers les objets » observés que « la situation met en relation avec nous » [3].
Mais cette pensée collégiale appliquée à la politique procède d’une démarche fonctionnant à l’inverse de la démarche scientifique : elle ne s’intéresse pas à la recherche de la cause qui détermine l’effet observé pour l’expliquer, mais bien plutôt à l’effet recherché en relation avec la « Cause », qui détermine l’action à entreprendre en lui donnant sens. Elle ne s’oppose pas à la démarche scientifique, mais la complète pour anticiper afin d’agir, autant que faire se peut, en toute connaissance de cause. Donner du sens à l’action, on l’a vu, c’est faire intervenir une volonté. L’homme politique est un homme d’action. L’homme d’État, c’est celui qui recherche l’effet déterminé par cette grande « Cause » publique qui fait la République (Res publica), élevée au rang de Valeur suprême au service de l’intérêt général .
Le fonctionnement de cette relation de cause à effet entre sujet individuel et objet collectif, à l’œuvre dans la relation entre savoir universel et données de masse, nécessite l’adoption d’un langage de raison pratiqué par tous, donnant ainsi un sens commun à la phrase politique, sur le modèle de la relation de cause à effet qui donne son sens à la phrase grammaticale. Seule une langue en effet, permet d’envisager l’organisation d’un débat raisonné et d’une réflexion partagée, susceptible de nous affranchir par la pensée, de cet ancrage physique spatiotemporel si paralysant pour l’individu. Dans sa version la plus élémentaire, informatique, digitale, binaire ou numérique, le langage permet l’expression commune d’un discernement éclairé et d’une sagacité naturelle, dont le sens peut être entendu et accepté par chacun afin de prétendre au statut de « sens commun » ouvrant la voie au fonctionnement analogique de la langue et de la pensée qu'elle organise.
Pour être conçue collectivement, la pensée collégiale doit pouvoir s’appuyer sur une documentation dont l’organisation requiert l’adoption d’un langage documentaire accessible à tous.
[1] Cf. « Des données au savoir, le sens en question », in Francis Beau, 2019, op. cit., pp. 260 et suivantes (§ 26) et, Francis Beau, Faire parler ses données :de la masse à la substance, le sens en question, Revue COSSI, n°1-2018, Actes du colloque COSSI 2017 - Méthodes et stratégies de gestion de l'information par les organisations : des "big data" aux "thick data", Montréal 11-12 mai 2017.
[2] Cf. « Le concept de grille conceptuelle » in Francis Beau, 2019, op. cit., pp. 273 et suivantes (§ 3 et fig. 29).
[3] Michel Volle, op. cit..
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