Littéralement, un état, c’est une "façon d’être". Avec une majuscule, l’État, c’est un corps politique, soit un ensemble de "choses" constituant une unité organique qui réunit un peuple sous la bannière d’une autorité reconnue souveraine par la communauté de ses pairs (les autres États). En tant qu’unité organique, l’État organise la "façon d’être" du peuple ainsi unifié en corps politique, dans le respect des lois qui règlent la façon d’être collective de la communauté des autres États. La notion de souveraineté est utilisée ici pour distinguer les États souverains, membres de l’ONU ou reconnus souverains par d’autres États membres, des États fédérés comme, par exemple, ceux formant les États-Unis d’Amérique.
Le concept d’État doit être clairement distingué d’un objet d’un autre genre auquel il est parfois confronté, qui est connu sous le nom de "faction"[1] pour désigner une manière ou une "façon de faire". À la différence de l’État qui assemble un même peuple dans une "façon d’être", la faction rassemble des populations par des "façons de faire" qui la caractérisent en tant que telle, destinées à s’imposer aux autres. Ces modes d’action qui lui sont propres, ou ces manières le plus souvent subversives ou "factieuses", sont celles de mouvements armés révolutionnaires ou terroristes qui ne sont en aucun des États, même s’ils se revendiquent parfois comme tels (État islamique par exemple) ou s’ils disposent comme souvent d’une branche politique censée les représenter auprès de la communauté internationale.
À l’échelle d’une communauté internationale, les lois réglant la "façon d’être" des États qui la composent, et les moyens d’en appliquer les "manières", leur force d’action, relèvent d’une forme d’éthique qu’il conviendrait de nommer[2]. De même que la notion d’éthique s’est étendue dans l’antiquité de l’individu à la cité (polis) sous forme de "politique", puis plus tard à la nation, cette nouvelle forme d’éthique doit en effet pouvoir s’étendre à l’humanité toute entière réunie sur terre en société d’États souverains formant une sorte de métapolitique ou de géopolitique. Les lois seules ne peuvent en effet suffire à garantir un ordre international, transnational ou mondial, sans les moyens d’en appliquer les "manières", soit la force nécessaire pour en faire respecter les modalités. Il est en particulier parfois bien difficile de légitimer un droit international qui pourrait être invoqué par des États pour intervenir y-compris militairement sur le territoire d’un autre État souverain. La seule prétention internationale de ce "droit" ne saurait en effet masquer le fait que, sans une forme originale de pouvoir "éthique" susceptible d’en ordonner les "manières", il serait assez peu naturellement détaché de tout intérêt particulier.
Aucune autorité internationale ne paraissant ainsi capable de s’imposer aux États souverains par la seule vertu du droit, une extension de l’éthique ou de la politique à une "Cité" supranationale semble s’imposer. Cette nouvelle forme de corps politique serait néanmoins si fondamentalement différente de la cité antique ou de la nation moderne, qu’il nous faudra inventer une nouvelle forme de pouvoir "éthique" associé dont nous sommes encore très loin d’imaginer ne seraient-ce que les grandes lignes. Comme ses fondateurs l’avaient espéré, la construction européenne pourrait être le laboratoire grandeur nature permettant d’expérimenter la faisabilité d’un tel projet, à l’échelle d’un continent ou d’une civilisation pluriculturelle, à condition de ne pas engager les États membres dans un processus de perte irréversible de leur indépendance nationale, sans un assentiment de leur peuple dûment manifesté.
Comment réaliser cette union qui fait la force, à partir d’une vaste mosaïque de peuples européens façonnés par l’histoire autour de cultures ou de "façons d’être" et de langues associées différentes, sans tomber dans un processus d’unification gommant toute la richesse et la diversité d’une civilisation plus que millénaire ? Comment façonner une unité de manières de faire sans effacer la diversité des manières d’être ? Comment inventer une souveraineté continentale sans oblitérer les indépendances nationales ?
Comme les intérêts particuliers de chaque individu qui l’incitent à ne compter que sur lui-même sont tout naturellement tempérés par une éthique personnelle qui lui impose de compter avec l’autre, les intérêts particuliers des États peuvent être fortement tempérés par une politique nationale soucieuse de compter avec les autres. Ainsi que l’y engagent un sens commun bien compris et une civilité bien ordonnée, les États se conforment alors à des règles de géopolitique élaborées par un droit communautaire démocratiquement consenti par les peuples composant la communauté, largement influencés par un sens de l’État bien compris et une humanité bien ordonnée.
L’union fait la force, nous dit le sens commun. Dans le langage militaire, une force réunit un certain nombre de corps constitués dont le commandement est assuré par des chefs de corps. Ce sont des unités autonomes dont l’agilité est garantie par la liberté d’action de leurs commandants respectifs, mais dont les mouvements d’ensemble sont coordonnés par des officiers généraux. Au sein d’une force navale, la manœuvre d’ensemble est dirigée par le vaisseau amiral qui est une sorte de forteresse protégée par tous les bâtiments qui l’entourent. L’Europe est une vaste mosaïque de peuples façonnés par l’histoire autour de cultures et de langues associées aussi diverses que variées. Ces peuples se sont constitués progressivement au cours des siècles en corps politiques autonomes, des États souverains, en suivant de longs processus d’unification parfois chaotiques, la plupart du temps associés à l’adoption de langues communes qui les identifie en tant que nations.
Si l’Europe ne veut pas basculer comme il semble parfois qu’elle en prend le chemin vers une fédération d’États inféodée à la puissance américaine, en quête d’institutions impossibles à établir dans le respect des principes démocratiques issus de la deuxième révolution du signe associée à l'invention de l'imprimerie, il va falloir inventer une nouvelle forme de régime politique adaptée à la révolution des écrans et à la globalisation du monde qui en résulte. Nul doute que nous aurons besoin à cette fin de comprendre par nous-mêmes le monde qui nous entoure en comptant sur de véritables systèmes d' information, organisés en mémoires collectives reposant sur l'exploitation par tous d'une documentation scientifique, et permettant la mise en œuvre d'une véritable intelligence collective.[3]
À cet effet, quelques observations relevant du simple bon sens peuvent être utiles à méditer. Tout d’abord, nul ne peut nier que l’union fait la force. Mais l’union de corps politiques distincts n’est en aucun cas assimilable à leur unification dans un seul et même corps unique. La France s’est construite au cours des siècles par unification de différents peuples et territoires en un même corps politique constitué en république une et indivisible. Comme les autres États européens, elle se veut souveraine, mais à la différence des autres mis à part le Royaume-Uni, elle est la seule à l’exercer pleinement en matière de défense grâce à la force de dissuasion nucléaire dont elle s’est dotée afin de ne pas dépendre du bouclier américain.
[1] Du latin factio signifiant "manière de faire", groupe de gens qui agissent ensemble ou parti.
[2] Une sorte de cosmopolitique à la manière de Kant, ou de métapolitique ?
[3] Voir à ce sujet : FB, En route pour 2024, 31/01/2024.
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